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Jennifer Koh, seule en scène ou presque, pour Bach 6 solo

Le projet longtemps caressé par , et la violoniste de mettre en mouvement l'intégrale des sonates et partitas pour violon seul de Bach a enfin pu voir le jour dans le cadre du Festival d'automne, avec Bach 6 solo. Ils ont choisi pour cette performance l'écrin de la chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière.

Ce sont trois danseurs grecs, semblant tout droit descendus de l'Olympe, qui munis d'une longue brindille entrent sur le plateau pour Bach 6 solo. Ces dieux et déesses aux profils hiératiques bandent leurs arcs ou lancent la foudre, entre Mercure et Zeus. L'extrême lenteur et la rigueur de leurs gestes sont, au premier abord, déroutantes. Elles semblent contraires à l'allant de Bach, si habituellement magnifié par Anne Teresa De Keersmaeker, qui a proposé de nombreux spectacles chorégraphiques sur des œuvres de Bach et fait, elle aussi, appel aux plus grands musiciens pour interpréter sur scène les Variations Golberg ou les suites pour violoncelle seul.

C'est pourtant un privilège d'entendre ici la violoniste , avec laquelle et ont collaboré pour la première fois dans Einstein on the beach. Yeux clos et bouche fermée, son visage coiffé d'un casque de cheveux noirs, est extraordinairement mobile quand elle joue. Ses sourcils s'infléchissent et un rictus apparaît aux commissures de ses lèvres à chaque accent ou coup d'archet. Le son qui s'élève de son instrument varie selon sa position sur le plateau octogonal placé au centre de la chapelle, en parfaite symétrie avec ses nefs et chapelles latérales dans lesquelles est installé le public. La spécificité de cette acoustique n'en rend que plus remarquable la performance musicale et émotionnelle de l'interprète.

Si la chorégraphie et la mise en scène n'apportent pas de valeur ajoutée au jeu de la violoniste, seule en scène ou presque, la scénographie et la lumière valorisent au contraire les nuances de la musique. Le plateau est bordé d'un ruban lumineux dont l'intensité varie et les projecteurs pointés vers le centre de la scène jouent avec l'ombre de la musicienne, qui achève la première partie dans la même position que celle dans laquelle elle avait commencé. Le même procédé scénique est utilisé dans la deuxième partie, si ce n'est que les brindilles laissent place à de gros bâtons manipulés par deux danseurs et une danseuse, une configuration qui permet d'envisager quelques portés (un seul sera pratiqué).

Figure fantomatique, presque légendaire, rejoint elle aussi lentement ce plateau, coiffée d'un casque de cheveux blancs, tirant une corde à l'écheveau dénoué. Son grand âge et son extrême minceur pourraient la faire apparaître fragile, mais c'est au contraire une grande force qui émane de ce corps avançant pas à pas. Son manteau de voile forme une traîne qui donne du volume à cette silhouette éminemment wilsonnienne traversant le plateau comme un spectre.

Comme les danseurs, elle est vêtue d'une robe combinaison de couleur blanche à la coupe épurée, architecturée et élégante. D'étranges appuie-fesses leur permettent de reposer leur corps en tension. Quand les corps se mettent en mouvement, c'est inspiré par les danses baroques et les ports de bras délicats de cette période. Rejoints par la quatrième danseuse, ils peuvent en effet esquisser les formes classiques d'un menuet dans la Partita n° 3 en mi majeur. Avant que, au bout de sa capacité d'imagination, leur fasse dévider sans fin une large balle de coton tout autour du plateau.

Au lieu de faire corps avec elle, la mise en scène de semble vouloir mettre sous l'éteignoir la musique de Bach, faite de joie et de désespoir – la vie même. Sans y parvenir, malgré tous ses efforts, tant la présence de est intense et vivante. La violoniste est en effet la seule à être dans le mouvement, vivante, face à ces figures blanchies et momifiées, quasi immobiles. Ce qui entraîne une dissonance entre les images figées et froides qu'il nous donne à voir plus de deux heures durant, et l'intensité virtuose de la musique.

Crédits photographiques : © Lucie Jansch

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