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La Forza del Destino à l’Opéra de Liège : prima la musica e poi la scena !

Après dix-huit mois de pandémie et la disparition brutale l'hiver dernier de son directeur général entraînant la nomination anticipée de Stefano Pace comme nouvel intendant, l'Opéra Royal de Wallonie a voulu conjurer le mauvais sort avec cette Forza del Destino de donnée en ouverture sous la baguette de et servie par une brillante distribution vocale.


On a souvent vilipendé le livret de la Forza del Destino du à Francesco Maria Piave, pour ses faiblesses et l'invraisemblance des coïncidences à répétition de l'action, transmutant, jusque dans la conclusion fataliste laissée au moralisateur Padre Guardiano, les protagonistes en joujoux d'un Fatum divinement dicté, donc aussi irrépressible que funeste. A vrai dire, la partition de Verdi se révèle, elle aussi, assez inégale. Si le compositeur destine à chacun des trois protagonistes de magnifiques airs (dont trois pour la seule Leonora), s'il conçoit pour les affrontements entre ténor (Don Alvaro) et baryton ( Don Carlo) aux deux derniers actes des duos dramatiques parmi les plus cinglants du répertoire, dignes du futur Otello, Verdi semble parfois piégé par les rouages tarabiscotés de l'action : la progression dramatique demeure lourde et ralentie par ces scènes de genre et de foule décalées, longuettes, voire étrangement banales (le rataplan ponctuant le troisième acte), eu égard aux sommets dramatiques de la partition. Seule la bouffe « soupe populaire » servie par Fra Melitone, à l'orée du dernier acte préfigurant à un quart de siècle de distance les frasques de Sir John Falstaff, montre un Verdi  bien plus à son aise, truculent et inspiré dans le maniement des masses.

L'Opéra Royal de Wallonie à Liège est bien connu, à la fois pour le respect scrupuleux de toute partition (la présente est donnée dans sa version définitive milanaise de 1869 et sans les traditionnelles coupures du troisième acte), et pour ses mises en scène classiques destinées à un public très traditionnaliste. Cette nouvelle production, envisagée par feu Stefano Mazzonis, mais confiée à , est de cette eau  :  elle laisse affleurer le drame,  oscillant entre trame historique et vendetta familiale, dans une époque floue mais contemporaine de celle de la composition. On songe plus d'une fois aux épisodes du Risorgimento, à la politique de remembrement d'une Italie en devenir de Cavour, et à la guerre austro-italienne alors toute récente ! Mais donc, point de réinterprétation psychanalytique ou d'anticipation géo-politique, pas de surlignage des sous-entendus ou des « à-côtés » du synopsis, il est vrai déjà très complexe in se.

La scénographie de La Forza del Destino tient toujours du pari et de la gageure. Ici elle se veut économe voire spartiate bien que « légère » ( dixit) , avec ces changements de tableaux bien visibles, découpant l'action en autant de « tranches de vie ». Cette littéralité relative se veut avant tout pragmatique et didactique : elle évite au spectateur de s'égarer au fil des méandres d'un livret aussi touffu qu'improbable tout en gardant sauf les ressorts dramatiques de l'action.
Mais pourquoi diantre, tout en « voulant ne pas rendre le travail des artistes ennuyeux et  de ne pas le surcharger de mouvements inutiles et prétentieux » (Santucci  dans son texte de présentation),  imposer un quasi-statisme au fil des nombreux duos ou lors  des scènes de foules ?  Ces postures figées nous ramènent un peu à l'époque de l'opéra vu tel un « concert en costumes » (au demeurant fort beaux mais assez convenus de Fernand Ruiz) planté dans les superbes et historiés décors de Gary Mac Cann sous de somptueuses lumières d'Alex Brok. En dehors des quelques chorégraphies, très décalées et anecdotiques, l'immobilisme consensuel règne en maître.

Heureusement, les chanteurs, comme laissés par moment à leur propre sort, sauvent la mise. Maria José Siri en Leonora, mi-libertaire mi-contrite, brûle littéralement les planches par son engagement. Vocalement, on peut regretter un timbre un peu trop uniment sombre, un certain manque d'élégance dans la projection des aigus, et surtout un vibrato parfois envahissant au point de rendre floue l'intonation, mais la soprano  habituée des scènes plus larges et des salles plus vastes subjugue par sa puissance et par son irrésistible présence scénique. Sa prestation culmine dans la bouleversante imploration « Pace! Pace! Mio dio »  du dernier acte, parfaite synthèse de son approche psychologique du rôle et de ses indéniables et immenses qualités musicales.
Marcelo Alvarez campe un brillantissime et imposant Don Alvaro, d'une irréprochable santé vocale à défaut du raffinement nuancé que suppose aussi le rôle  : par exemple son  grand air à l'Acte III  « La vita  e inferno all infelice » est univoque, monolithique presque trop imparable dans son fatalisme forcené.
C'est incontestablement le Don Carlo de Simone Piazzolla, authentique baryton Verdi, qui domine la distribution à la fois par son autorité naturelle et vengeresse, son ton plébéien, son homogénéité vocale sans faille doublée d'une incroyable malléabilité dans l'expression.  Son monologue « Morire! tremenda cosa!…Urna Fatale!… » demeure sans doute le sommet musical absolu de cette représentation dominicale.
Les rôles secondaires sont assez splendidement distribués : s'impose en Padre Guardiano tant par sa stature saisissante d'autorité et de hiératisme que par son timbre d'airain de basse profonde. La composition d'Enrico Marabelli en Fra Melitone est pleine de verve tant par le registre idoine de la voix que par sa gestuelle libérée ou ses mimiques hilarantes. Mention spéciale également pour la Preziosilla de Nino Surguladze – déjà applaudie à Liège, notamment en Amnéris (Aida en 2019) : la mezzo-soprano irréprochable stylistiquement campe une bohémienne idéale, entre gouaille et provocation. Tout le reste de la distribution est à l'avenant confiée à des artistes issus soit de l'Opéra Studio de la Monnaie, soit des chœurs de l'institution liégeoise ; mentionnons en particulier la courte mais impeccable apparition d'Alexei Gorbatchev au premier acte en marquis de Calatrava ou celle d'Angélique Noldus, d'une belle délicatesse en Curra.

Reste à saluer l'assez remarquable qualité des forces vives de l'institution : les chœurs, homogènes et présents, ont vu leur effectif sensiblement rajeunis et augmentés ces derniers mois. L'appréciable et gigantesque travail de fond de leur nouveau chef, Denis Segond, porte audiblement ses fruits : nous ne pouvons qu'être séduits par l'homogénéité des pupitres et la ferveur vocale ainsi retrouvée. L'Orchestre symphonique en constants progrès n'est pas en reste, malgré quelques minimes défaillances des cuivres. Soulignons quelques admirables premiers solistes (clarinette, violon, violoncelle) tour à tour sollicités par l'exigeante partition. Enfin, , impérial en grand maître d'œuvre assure une direction à la fois précise et dramatique, dynamique et très fouillée, exemplaire par sa mise en exergue des détails et par le respect des nuances de la partition, notamment au fil d'une subjuguante ouverture, justement et longuement applaudie avant le lever de rideau. Il maintient d'un geste aussi fluide qu'autoritaire une parfaite et ductile continuité musicale entre plateau et fosse, rarement aussi éloquente ces dernières années sur la scène liégeoise.

Crédits photographiques : © Opéra Royal de Wallonie-Liège

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