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Le Rouge et le Noir à l’Opéra de Paris : contrasté

Quel évènement que la création du Rouge et le Noir par l'Opéra National de Paris ! La mémoire vivante du ballet français qu'est (interviewé dans nos colonnes) offre une vision amoureuse du roman de Stendhal.

En effet, voue une passion pour les personnages du Rouge et du Noir qui lui ont donné l'idée de la conception globale d'un nouveau ballet, en reprenant les ingrédients qu'il maîtrise parfaitement. Il a ainsi réalisé, grâce à la confiance que lui fait l'Opéra de Paris, la chorégraphie, les décors et les costumes, et a fait le choix de la musique de Jules Massenet dont les œuvres ont été arrangées. Sur une soirée qui dépasse les trois heures, le ballet se développe le long de trois actes (le dernier étant sensiblement le plus étendu), ce qui est rare dans la politique de création de l'Opéra de Paris. Prendre un projet unique, c'est faire un pari dont le succès doit reposer sur une conception cohérente, a contrario des panachages des soirées de divers chorégraphes qui ont désormais la faveur des programmations.

Le premier acte du ballet permet de présenter les personnages avec tout l'art cher à : la danse est utilisée dans un tableau de multiples variations absolument délicieuses, musicales et avec le travail de bas de jambe célébré par l'école française. Il est touchant d'observer les petits artistes de l'École de danse, véritable force vivante de la compagnie qui pourront témoigner de cette création dans les décennies à venir, à l'image de Pierre Lacotte qui aujourd'hui peut se remémorer les adages de ses propres maîtres. s'impose dans une variation magnifique de lyrisme dans le haut du corps. Alors que commence à évoluer sur scène lors de l'Acte I, il est remplacé au pied levé imperceptiblement par qui assure tout le reste de la soirée avec une conviction qui force l'admiration (d'autant plus que l'on suppose que ses partenaires ne sont pas celles et ceux avec lesquels il a répété). On commence à deviner que le rôle féminin le plus marquant de la pièce sera celui de la servante, Elisa, dont la présence traverse l'ensemble de la soirée dans chacun des actes. est d'une maîtrise technique ineffable. Pierre Lacotte semble avoir pratiquement réservé toutes les difficultés purement techniques dans ce rôle qu'il a manifestement voulu très volontariste et un rien enragé.

Dans ce même acte, Pierre Lacotte ravit les amateurs de scènes pastorales avec la courte introduction qui prend le cadre bucolique de la scierie du père de Julien Sorel, ou encore avec le mélange des villageois et des bourgeois où la pantomime répond à la danse. L'accélération du pas d'ensemble dans la première partie donne alors l'impression que la construction du ballet est parfaitement régulière.

La deuxième partie est déroutante car elle marque une véritable rupture dans l'évolution dramaturgique en consacrant sa plus grande partie à un bal. On ne peut qu'apprécier la très grande maîtrise des ensembles où le corps de ballet obéit aux formes géométriques les plus rigoureuses et néanmoins très inventives. Chaque danseur y fait alors partie d'un ensemble où il s'efface mais d'où se dégagent toutefois quelques couples qui peuvent alors s'individualiser. Ce deuxième acte permet l'introduction de Mathilde de La Mole, incarnée par une redoutable et dédaigneuse . L'assouplissement de son tempérament est néanmoins provoqué par les assauts répétés de Julien Sorel, qui délaisse alors la Maréchale de Fervaques (malgré le talent d', d'une présence scénique écrasante en contraste avec la fugacité du rôle). Respectant une convention désuète du genre, la scène où Julien est fait Chevalier est délicieusement surannée.

Malheureusement, l'enthousiasme suscité jusque là par l'ambiance d'un divertissement joyeux connaît un coup d'arrêt par la faute d'un troisième acte incroyablement long. Les différents tableaux sont de façon surprenante interrompus par des tombés de rideau incompréhensibles : sans aucune musique d'interlude et parfois avec des personnages qui ne semblent que meubler le temps de changement de décor et marquent une certaine maladresse dans ce qui devrait se trouver nerveux dans le déroulé de l'action (à l'instar de ces porteurs de chandeliers qui font l'aller-retour d'une coulisse à l'autre, ce qui paraît facile et d'un effet finalement ridicule). La musique est alors interrompue de façon inexplicable par une demie-cadence ou une cadence plagale, et ce qui devrait appeler un enchaînement logique devient alors source de frustrations. La chorégraphie qui empruntait jusque là les figures de La Sylphide ou de portés vus chez Cranko fait un virage vers un Roland Petit d'une mauvaise qualité (la scène de l'Église) avec des scènes descriptives parfois opaques (les échanges de lettres de correspondance sont absolument inintelligibles).

La déception n'est pas amenuisée par une scène de prison qui n'en finit plus (le figurant qui joue le geôlier passe son temps à ouvrir et fermer la cellule de Julien Sorel) ainsi qu'une scène de déploration des femmes de la vie de Sorel après sa décapitation (qui aurait pu clore beaucoup plus efficacement ce troisième acte), qui banalisent toute la saveur et le savoir-faire de Pierre Lacotte dans la construction des ballets narratifs.

Il faut cependant célébrer le talent avec lequel porte le rôle exténuant de Julien Sorel, qui est tout le temps sur scène, à changer sans cesse de partenaire qu'il doit porter lors de longs pas de deux, et qui parvient tout de même à conférer une substance à son personnage.

Une soirée aussi longue repose également sur les expédients d'un grand spectacle : il faut convenir que l'ensemble est splendide. Les costumes sont d'une homogénéité parfaite pour la splendide scène de bal et attirent l'œil par les effets d'exotisme des tenues des hussards. Les décors sont constitués de magnifiques et grandioses toiles peintes en trompe-l'œil, toutefois uniquement en grisaille la plupart du temps, telles les gravures d'un livre dont on tourne les pages, et où les lumières colorées apportent les effets souhaités. La musique de Jules Massenet est judicieusement choisie parmi une vingtaine d'œuvres arrangées en différents thèmes associés à certains personnages, et l' connaît une belle conduite sous la baguette de .

La création d'un nouveau ballet narratif, fait tellement rare dans l'actualité de la danse en France, est assurément un évènement dont on ne peut que se réjouir, d'autant plus venant de l'esprit d'un passeur de cette école de l'élégance qu'est Pierre Lacotte. Son succès est, avec certaines réserves, néanmoins assuré par la qualité de la troupe et ne peut qu'encourager la vénérable institution à promouvoir de nouvelles créations de cette qualité plus régulièrement.

Crédit photographique : © Svetlana Loboff/ Opéra National de Paris

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