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À l’Atelier lyrique de Tourcoing, retour gagnant pour Rinaldo

L'Atelier lyrique de Tourcoing propose cet automne, en (re)création, la féérique production du Rinaldo de Haendel, dans la mise en scène et la scénographie très imaginatives de , fondatrice du Théâtre la Licorne.


arrive fin 1710, comme musicien attitré de l'électeur Georges de Hanovre, futur roi d'Angleterre. En quinze jours, pour le Queen's Theatre de Haymarket, il compose sur un assez simple livret de Giacomo Rossi inspiré de la Jérusalem délivrée du Tasse, Rinaldo, opéra en trois actes – la partition recèle, il est vrai, moult adaptations d'airs à succès issus de compositions antérieures : ce sera un des plus phénoménaux succès publics de sa carrière, repris chaque année jusqu'en 1717, avant de connaitre une seconde version, où Armida et Argante, loin du « happy end » original, sont voués aux flammes éternelles de l'Enfer.

L'action est principalement campée au fil des récitatifs, et les airs ou duos, tous de coupe da capo, dépeignent d'avantage la situation psychologique ou matérielle des personnages, en quelques mots inlassablement répétés, sans aucune action théâtrale. D'autre part, la création fut une des premières manifestations de l'opéra à grand spectacle outre-Manche avec le déploiement d'une machinerie et d'un faste d'effets jamais vus à l'époque. Telle est l'équation pour le metteur en scène d'aujourd'hui : donner dans l'émouvant, l'inédit et le spectaculaire sur fond d'une intrigue somme toute très simple et connue, meubler scéniquement cette enfilade de superbes numéros vocaux, et pourvoir de surcroît passer vite et bien d'un tableau à un autre, par exemple, du champ de bataille général au jardin discret des amants, du camp de Goffredo au rivage des Sirènes, du jardin enchanté d'Armida au triomphe final de Rinaldo.

Le pari était de taille pour . Repartant des nombreux synonymes du mot « baroque » (singulier, étrange, excentrique, fantasmagorique…) elle recrée un univers tantôt féérique tantôt loufoque avec une économie apparente de moyens – elle parle par auto-dérision de « bouts de ficelle », mais il s'agit quand même de plus de deux cents poulies et de « kilomètres » de câbles ! Le décor est unique mais varié à l'infini par la subtilité des lumières d'Hervé Gary, et par un usage virtuose des coursives. Chaque scène est une totale re-création, vierge de tout a priori et animée génialement par deux comédiens (excellents Gaëlle Fraysse et Nicolas Cornielle) – entre figurations et pantomimes – : leurs attributs, costumes grimages ou masques varient au fil des scènes : ils sont tantôt oiseaux stylisés, tantôt griffons maléfiques, tantôt monstres fabuleux. Et parfois… simples mais efficaces manutentionnaires grimés pour la manipulations les multiples accessoires et éléments du décor !

Le merveilleux est toujours au rendez-vous, avec de mirifiques effets de surprise, Argante négocie trois jours de trêve avec Goffredo du haut de son char-poisson toilé ; Armide en furie jaillit au plus fort du premier acte du haut d'un dragon fulminant totalement articulé, Rinaldo part au combat sur un cheval métallique et transi par la vermine ; le jardin-prison d'Armide est un impressionnant entrelacs mobile de fils métalliques et de treillis finement assemblés et mus depuis les cintres. Ailleurs, , très en verve, use d'autres charmes théâtraux : la scène de séduction des Sirènes se joue sur les tréteaux avec quelques marionnettes de chiffons manipulées directement par les chanteurs – renvoi émouvant à l'imaginaire de notre enfance. Mais sans jamais se prendre au sérieux, la metteuse en scène joue à l'occasion la carte du décalage humoristique et de la collision temporelle : le duo au jardin d'Almirena et Rinaldo est prétexte, après un repas sommaire, à un karaoké improvisé et désopilant avec boule à facettes obligée et partition défilante sur un parchemin enroulé. Ou à l'acte II la furie destructrice et jalouse d'Armida amène nos comédiens accessoiristes à proposer bidon d'essence ou tronçonneuse pour massacrer le cas échéant les malheureux amants prisonniers, dans l'hilarité générale de la salle. Armida tente aussi de séduire Rinaldo par un délirant jeu de masques sous les traits de Marilyn Monroe, avant de se raviser et d'adopter in fine celui d'Almirena. Mais c'est la recréation d'un monde symbolique éternel qui donne une dimension philosophique à ce spectacle. La guerre de religion du livret est oubliée pour une universelle bataille – simulée par des chevaliers et soldats de plomb – de deux forces opposées, celles des rayons et des ombres, du Bien et du Mal, à la pénultième scène du spectacle – un peu à la manière de la Flûte enchantée, autre féérie musicale, s'il en est, où la lumière triomphe des ténèbres. Une splendide réussite visuelle et théâtrale, recréant avec des moyens simples mais originaux, efficaces et écologiquement « renouvelables » l'imaginaire du grand opéra baroque « à machines ».

Lors de la création du spectacle au théâtre des Cornouailles en 2018, Bertrand Cuiller à la tête de son Caravansérail avait patiemment tressé la partition définitivement retenue, compilant l'original de 1711, avec quelques ajouts les plus dramatiquement efficaces des diverses reprises mais écartant le final « infernal » de l'ultime révision de 1731. Pour cette (re)création et pour la tournée des théâtres coproducteurs, c'est cette fois de qui donne la réplique. L'ensemble orchestral, dès une sinfonia très effervescente, est séduisant : un continuo très fourni (violoncelle, contrebasse, deux théorbes et clavecin) vivifie, par son élan et son implication, les récitatifs. Quelques solistes remarquables (comme le bassoniste Robin Billet, la violoniste solo Marie Rouquié ou le claveciniste soliste Kevin Manent-Navratil) pimentent de leurs interventions doctes et colorées le discours musical.


La distribution est à l'avenant, très homogène et vocalement satisfaisante au vu des terribles exigences virtuoses (ou respiratoires) de la partition. Toutes les reprises da capo des airs sans exception sont superlativement ornées, comme de coutume à l'ère baroque, avec une débauche d'effets vocaux et de vocalises surnuméraires des mieux sentis. Le jeune contre ténor , primo uomo de grand talent campe un Rinaldo très contrasté, héroïque et vaillant à souhait, mais aussi doté d'un bel éventail de nuances et d'un très subtil legato au fil d'un très mélancolique « Cara, sposa ». L'Almirena d'Emannuelle de Negri nous offre le célébrissime « Lascia ch'io pianga » d'une pudeur exquise et d'une fraîcheur solaire. , malgré quelques minimes difficultés dans l'aigu de la tessiture, et avec ce timbre légèrement acidulé parfaitement en situation, incarne une paroxystique Armida vénéneuse et perfide, mais capable de sentiments altiers face à l'éphèbe Rinaldo. Mentionnons aussi l'impressionnant Argante de , puissant, racé et intrépide dans le spectaculaire air « Sibilar gli angui d'aletto » ou encore le Goffredo très probe et musical de .

Voilà, en tout cas, un spectacle total pétillant et inventif, proposant une relecture endiablée mais pertinente de cette œuvre, et pulvérisant les codes et les poncifs de l'opéra seria, pour une réconciliation du genre avec un public venu nombreux, et à juste titre enthousiaste.

Crédits photographiques : en Armida, en Argante, (Goffredo) et (Rinaldo) ©Pascal Perennec

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