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Chant du cygne et Quintette à cordes : un Schubert ultime, sublime et étonnamment proche

Réunir dans le même album Schubert un cycle de Lieder et le Quintette à cordes en ut peut paraitre étrange, commercialement parlant. Mais de fait, le projet se justifie assez bien, et de deux manières.

D'abord, il s'agit d'écritures parmi les toutes dernières de , son chant du cygne personnel en quelque sorte : le Quintette en ut a été composé deux mois avant sa mort, et les Lieder du recueil Schwanengesang ont été rassemblés par son éditeur quelques mois après. On nous le présente ici redéployé en deux cycles plus petits mais plus cohérents : un cycle pour les poèmes de Ludwig Relistab, un autre sur ceux de Heinrich Heine, encore prolongé par une délicieux Lied de , lui aussi sur un texte de Heine.

Le deuxième élément d'unité du programme réside dans l'interprétation de ces deux œuvres, qui présente une identité de vue commune, à la fois étonnante et tout à fait convaincante. Aussi bien le Schwanengesang que le Quintette en ut nous sont livrés dans une lecture d'une précision aiguë, avec une urgence de vivre envers et contre tout, et en même temps, dans une sorte de distanciation vis-à-vis des émotions. On peut donc enfin écouter ces pièces sublimissimes sans avoir ni la larme à l'œil ni le ventre noué, et pourtant, on est entièrement absorbé par le déroulement des états d'âme du mythique « Wanderer », par leur vérité criante, ou par les éclairages et nuages du Quintette. Cette subversion de l'émotion est pour le moins inhabituelle. Elle nous fait rencontrer un Schubert qui aurait dépassé son propre romantisme, et qui aurait entendu Olivier Greif et Thomas Adès. Un Schubert de notre temps, plus lucide et plus fraternel, mais aussi plus exigeant que jamais.

a une voix qui n'est ni excessivement belle ni excessivement puissante, mais il dispose de tous les talents pour être un prodigieux chanteur de Lieder, et il le montre. Sa palette de couleur est assez restreinte, plutôt mate, mais il en joue pleinement, avec tact, et avec une intelligence des textes remarquable. Il a une façon de tendre ses lignes, d'ombrer sa voix, de jouer des nuances qui lui permet de dépeindre les paysages et les climats, aussi justement que les émotions les plus subtiles. Dans In der Ferne, il arrive à exprimer une déréliction inouïe. Rien que ce lied-là, chanté de la sorte, met en abyme toute la Belle meunière et le Voyage d'hiver réunis. Le Ständchen qui suit se positionne au-delà de toutes les antinomies crucifiantes (espoir/désespoir, joie/tristesse, éros/thanatos…) et, comme le Leiermann, ouvre des horizons métaphysiques. Le lied Am Meer (un autre exemple…mais tous seraient à décrire) est une merveille : les espaces d'eau et d'air deviennent si immenses qu'on se sent physiquement seul et dénudé. Die Stadt, fascinant d'obscurité lumineuse, prend une proximité troublante avec Pfizner et Berg. Ce deuxième mini-cycle sur les textes de Heine est particulièrement pertinent dans sa modernité, borné d'abord par le Lied D. 744 de Schubert et en fin, par le Schwanenlied de . Ce concentré de poésie et d'analyse du désespoir culmine avec un Doppelgânger presque Schumannien, mais qui dépasse la tentation de la schizophrénie en la dissolvant dans l'hyper-lucidité. C'est peu dire que soutient parfaitement son ténor. L'identité de vue des deux artistes est totale, jusqu'à pouvoir échanger les fonctions : l'un pleure ou crie quand l'autre décrit, l'un colore quand l'autre détimbre, etc., et alternativement. Un ravissant Lied ohne Worte pour piano seul démontre, s'il en était besoin, la sensibilité et la délicatesse extrêmes de . Après six écoutes consciencieuses et une ré-écoute des géants du XXᵉ siècle (Hotter, Andres, Raucheisen…), il faut bien lâcher le mot : nous sommes devant une interprétation géniale, et en même temps, une reconstruction adroite du Schwanengesang de Schubert.

Cette publication – à ne manquer sous aucun prétexte – est encore enrichie par une version du Quintette en ut qui est au même niveau d'excellence. Là aussi, pas d'hédonisme sonore, et pas de complaisance. Là aussi, une rigueur et une précision extrêmes, dans le geste comme dans la recherche de sens. Là aussi, une finesse de ligne proche de la rupture et une transparence de son à la limite de l'invisible. Christian et entraînent leurs collègues , et dans leur fougue et leur cohésion d'ensemble. L'Allegro impose le choix de la lecture : exigence et transparence. L'Adagio, si propice aux écartèlements émotifs, s'en détourne et nous emmène dans la sérénité, comme un merveilleux nocturne doucement trans-illuminé. Le Scherzo retentit comme une manifestation de joie, ou du moins comme une réconciliation, qui devient le plus naturellement du monde une danse dans l'Allegretto. Un Schubert renouvelé, essentiel, et indispensable.

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