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No(s) Dames ou La vengeance des femmes par Théophile Alexandre

L'Opéra ou la défaite des femmes : l'ouvrage introuvable de Catherine Clément retrouve une belle visibilité avec la bande-son et les images de No(s) Dames, l' « hommage dégenré aux héroïnes d'opéra » rêvé par .


Le contre-ténor danseur révélé en 2018 par ADN Baroque n'était pas né en 1979 lorsque fit alors grand bruit dans le Landerneau lyrique un essai qui, avec autant d'humour que d'à-propos, auscultait le destin tragique des héroïnes d'opéra. Des opéras composés et dirigés depuis quatre siècles par des hommes. Pas sûr que les femmes eussent été plus tendres (Kaija Saariaho tirant à vue tous sexes confondus l'été dernier à Aix dans Innocence, visait elle aussi principalement une héroïne plutôt qu'un héros). Et même si, à y regarder de près, les destins masculins à l'opéra n'étaient guère plus enviables (triste record de Tristan agonisant durant 1h10), on ne pouvait que souscrire au constat édifiant de Catherine Clément. A l'instar de l'écrivaine, décide, 43 ans plus tard, d'édifier un tombeau à la mémoire des disparues régulièrement ressuscitées pour être mieux occises. No(s) Dames, seconde création d'Up to the Moon, Cie Lyrique & Chorégraphique au credo nietzschéen (Devenir pleinement ce que l'on est), est de surcroît un spectacle providentiel en un temps où le mot féminicide a envahi un quotidien déplorable.

Un brin d'humour ne nuisant jamais, même dans les pires situations, l'installation du public se fait tandis que défile sur le décor déjà visible, une bien affligeante liste : Carmen, poignardée… Norma, brûlée… Salomé, écrasée… Dalila, ensevelie… Lucia, folle… Anna, suicidée… Maria, tuée par balle…, soit une vingtaine d'héroïnes que est bien décidé de venger. Afin que « Drame ne rime plus avec Dame », plutôt que de céder au ridicule révisionnisme d'une réécriture des livrets d'opéra, il décide, 1h10 durant, d'inverser les rôles : la direction musicale de No(s) Dames est entièrement féminine (un  homogène et puissant, d'une impressionnante souplesse face à la pléthore d'affects), la distribution entièrement masculine, la jeunesse de Théophile Alexandre endossant en solo l'étrange destin féminin condamné à sublimer la mort en extase.

Pour mettre en image ce cérémonial mortifère, Théophile Alexandre a su s'entourer : sous les lumières savantes de Gilles Gentner, construit sa mise en scène sur un sol en miroir devant un mur or, limité à jardin par une poignée de néons, à cour par une vitrine abritant la tenue d'une diva engloutie progressivement dans le sable. Un mur dont la porte centrale s'ouvrira au finale sur un arrière-plan rouge sang. A l'avant-scène, un reliquaire et sa pièce-maîtresse : une urne contenant peut-être les cendres de la Diva de E la nave va de Fellini. Un bouquet de roses sanglantes dispute la vedette à un gant rouge et même à un revolver. Des projections vidéos de nuées, d'étoiles, mais surtout de bouches, de mains (incontournables outils de travail de la cantatrice) apparentent cette vision d'un esthétisme calculé au film de Werner Schroeter La Mort de Maria Malibran.


Théophile Alexandre, qu'on a connu davantage danseur sur ADN Baroque, voit son espace chorégraphique considérablement restreint par la place laissée aux Zaïde, qui occupent, quand elles ne sont pas invitées à se déplacer tout en continuant de jouer, l'essentiel du plateau. C'est sur le bis consacré à l'hédoniste Youkali de Kurt Weill que le plateau, enfin libéré des chaises ébènes des instrumentistes, autorise alors l'ampleur à un geste jusque là quasi-confiné, si l'on excepte une parodie de Danse des Sept voiles en talons aiguilles et une esquisse de tango, à des déambulations, des poses.

Les pièces chantées (sans sur-titres, parti-pris peut-être dommageable pour les néophytes comme pour les autres, face à un scenario qui alterne tubes et pièces rares) sont adaptées à l'ambitus du contre-ténor, qui fait bien évidemment don des fureurs de la Reine de la Nuit aux seules Zaïde. Le spectacle alterne ainsi numéros instrumentaux et numéros vocaux. Chez le chanteur, la tension de l'aigu, perceptible tout au long de la plainte de Solveig qui ouvre le spectacle, s'ouvre progressivement et, au-delà du volontarisme d'une Carmen plongeant dans les yeux du spectateur, aboutit à l'intériorité prenante d'un Ah mio cor de toute beauté. Un déchirant Ah non credear mirarti clôt ce récital vengeur. Une conclusion un peu abrupte, que l'on aurait plus volontiers imaginée confiée à Didon. Son immarcescible Remember me aurait scellé d'une autre portée sémantique les portes de ce Tombeau très habité.

Crédits photographiques: © Edouard Brane

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