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Le Wozzeck de Berg par William Kentridge à Bastille

Avec Wozzeck d'Alban Berg, le metteur en scène fait ses débuts à l'Opéra de Paris. La production nous vient de Salzbourg (2017) et invite dans la fosse la cheffe .

Dessinateur, sculpteur, graveur, cinéaste, homme de théâtre et metteur en scène, l'artiste polyvalent aime, dans son travail, lier entre elles toutes ces formes d'expression. Il déploie sur la scène de Bastille un décor aussi profus qu'ingénieux qui lui permet de modifier les perspectives du plateau sans jamais interrompre le mouvement scénique. Rappelons que dans l'opéra de Berg, dont le compositeur écrit lui-même le livret d'après les fragments du Woyzeck de Georg Büchner, les quinze scènes réparties en trois actes – Exposition, Péripétie, Catastrophe – s'enchaînent de manière continue, dans une exigence de concentration (une heure trente cinq de musique seulement) et de tension dramatique exacerbée. Si les éléments de scénographie – celle de Sabine Theunissen – qui ménagent pour les personnages différents niveaux d'apparition, constituent le décor unique de l'opéra, Kentridge – avec son co-metteur en scène Luc De Wit – en remodèle sans cesse les contours de manière saisissante. Des projections, textures colorées et autres films d'animation puisent leur imagerie « dans le grand roman de la Première Guerre mondiale » dont Berg avait fait l'expérience éprouvante, rappelle le metteur en scène, avant de commencer son opéra en 1918 : un avion de guerre qui s'échoue sur le sol, des figures monstrueuses avec masques à gaz (d'une douloureuse actualité), des dessins animés grotesques et grinçants à la manière d'Egon Schiele, pour dénoncer la violence d'une société dominante broyant le destin des « pauvres gens » mais aussi la violence du désespoir qui pousse Wozzeck à tuer Marie.

Kentridge sait nous surprendre à travers un imaginaire plastique qui entre en résonance avec la musique, tel ce décor aussi chatoyant qu'étrange servant de cadre aux hallucinations de Wozzeck (scène II de l'acte I) ou encore les pleins feux d'une scène d'ensemble très réussie (acte II, scène IV) avec l'orchestre de l'auberge au centre du décor, le chœur et cette progression vers la saturation tant visuelle que sonore d'une scène pivot qui va faire basculer l'action dans la catastrophe : « Pourquoi Dieu n'éteint-il pas le soleil », demande Wozzeck alors que Marie danse avec le Tambour-major. Chez Kentridge, l'enfant est une marionnette actionnée par un, voire deux assistants lorsqu'il faut simuler le mouvement du cheval à bascule – Hop, hop ! Hop, hop ! Hop, hop ! – dans une dernière scène où le chœur d'enfants reste dans les coulisses, minimisant quelque peu l'impact émotionnel fort que Berg nous réserve in fine.

Sur le plateau, la distribution est de haut vol ; avec un binôme de choc constitué par le capitaine et le docteur, deux êtres cyniques à souhait incarnés par le ténor mordant de (déjà présent à Salzbourg) et la basse bouffe, vocalement plus en retrait, de . Le ténor /Andrès a cette belle clarté et transparence dans la voix qui contrastent avec le baryton sombre et douloureusement tragique de son ami Wozzeck, un rôle superbement endossé par le baryton-basse qui nous bouleverse. Brutal et antipathique à souhait, le ténor (présent lui-aussi en Autriche) ne démérite pas, imposant sa voix gaillarde et son physique de gagneur face à Wozzeck qu'il écrase moralement et physiquement.

Au côté d'une Margret/ bien incarnée, dont les interventions restent ponctuelles, la soprano dans le rôle de Marie allie ampleur et flexibilité d'une voix exprimant tout à la fois l'humanité du personnage et son désespoir – sublime scène I de l'acte III où elle partage avec les instruments de l'orchestre l'exposition d'une fugue à plusieurs voix ! Car les accents tragiques passent également par les timbres instrumentaux dans une partition aussi effusive que contrôlée dont donne une lecture magistrale. Les couleurs de l'Orchestre de l'Opéra – celles des cuivres graves notamment – sont somptueuses, la cheffe maintenant un bon équilibre entre la fosse et le plateau, avec des déferlements d'une musique qui parfois submerge ce dernier par excès d'expressivité. On est à l'écoute de cette écriture flamboyante dans les superbes interludes, réminiscences ou anticipations du mouvement dramaturgique, où Berg laisse plus librement encore s'épanouir un lyrisme éperdu.

Tout est réuni ce soir, dans la fosse comme sur le plateau, pour stimuler chez le spectateur la tension de l'écoute et du regard.

Crédit photographique : © Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

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