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Bluthaus de Haas à Munich, l’opéra de la mauvaise conscience autrichienne

Dans le cadre d'un mini-festival consacré à Haas, met en scène un des grands chefs-d'œuvre du répertoire contemporain.


Thomas Bernhard, Elfriede Jelinek – et . Les intellectuels et les artistes autrichiens n'ont pas eu de cesse d'analyser les faux-semblants d'un pays. Pour la fraction du public d'opéra qui ne veut y voir qu'un divertissement sans conséquence, Bluthaus a de quoi choquer ; pour ceux qui croient à la force de l'opéra pour aller au plus profond de l'existence humaine, c'est une œuvre d'une force incroyable, dont témoignent déjà plusieurs productions – après la création à Schwetzingen et une production à Bonn, nous avions pu voir une nouvelle version de l'œuvre dans la mise en scène de Peter Mussbach, reprise ultérieurement à Hambourg et à Sarrebruck. D'un théâtre de cour à l'autre, c'est la version de Schwetzingen qui est reprise à Munich, au Cuvilliés-Theater, en coproduction avec le Residenztheater qui fournit les nombreux acteurs qui côtoient les chanteurs.

Bluthaus, La maison sanglante si on tient à traduire, ne parle en apparence que d'un fait divers, d'une histoire purement privée, celle de Nadja, jeune femme qui doit vendre la maison de son enfance, belle maison construite par son père architecte – père incestueux, dont l'emprise reste intacte, et que sa mère a fini par tuer avant de se tuer elle-même. Lors de la création en 2011, une telle histoire était éminemment actuelle en Autriche, qui sortait de la terrible affaire Josef Fritzl et de la séquestration de Natascha Kampusch. Mais ce qui compte ici est moins l'anecdote que les mécanismes de domination et les traumatismes qu'ils laissent. Il y a, bien sûr, l'emprise impitoyable du père de Nadja, avec la complicité tacite de sa mère. donne au premier sa silhouette inquiétante, sa voix minérale et pénétrante. Haas, petit-fils d'un architecte star du IIIᵉ Reich, explique que ses propres parents l'ont élevé pour en faire, lui, l'enfant de l'après-guerre, un parfait petit nazi : autre forme d'emprise, qui passe aussi par le corps, et qui l'a rendu sensible au sujet proposé par son librettiste Händl Klaus.

L'autre emprise est tout aussi terrible : la visite immobilière, avec l'aide d'un agent dévoué à sa cliente, se passe bien, le groupe de clients potentiels est ravi – la mise en scène de , plus anecdotique que conceptuelle, saisit bien ce groupe, leur gaîté un peu forcée, leurs petits ridicules, leur courtoisie de braves gens qui savent qu'ils sont des braves gens. Mais quand les voisins malveillants – ici vêtus de rouge comme des diables de comédie – viennent dévoiler l'histoire de la maison, la dynamique de groupe change, et le groupe de paisibles citoyens révèle sa vraie nature, se jetant sur Nadja qui de victime devient coupable, l'emprise des puissants étant soutenue avec enthousiasme par la meute. Le poids du conformisme, la spirale mauvaise des collectifs, la recherche de boucs émissaires fût-ce parmi les victimes : Bluthaus est un opéra politique.

Les spectres musicaux de Haas au service de l'émotion

La musique de Haas avance pendant une bonne heure et demie comme un flux continu, où les voix sont souvent au premier plan sur un arrière-plan orchestral qui semble vouloir se faire oublier, mais ne laisse jamais d'illusion sur le small talk au premier plan sonore. On ne peut se soustraire à cet insinuant discours parallèle, souvent d'une grande douceur, avec un travail toujours renouvelé de la couleur sonore, parfois plus frappant, comme lors de la scène où toute illusion de salut pour Nadia s'écroule. L'orchestre de l'Opéra de Bavière est très convaincant sous la direction compétente de ; les rôles chantés sont remarquablement écrits et, si difficiles qu'ils puissent être pour les chanteurs, leur permettent une expressivité naturelle qui rend cet opéra si terrible profondément humain. en agent immobilier très humain, en mère spectracle complètent efficacement la distribution.

, metteur en scène souvent conceptuel et formaliste, reste ici en retrait. Si la première scène se transforme en interrogatoire, si la maison d'architecte n'est qu'une cave de béton gris sans lumière, Guth se contente d'une direction d'acteur linéaire, qui ramène au fait divers plutôt que de faire usage des ressources de l'imaginaire. Du moins cette direction précise est-il un atout pour , déchirante dans le terrible rôle central de Nadja, moins intériorisée peut-être que Sarah Wegener qui l'avait créé, mais non moins émouvante, en une performance totale qui justifie bien l'enthousiasme du public.

Un élément essentiel du spectacle est l'encadrement de l'œuvre de Haas dans la musique de Monteverdi, de courts extraits du Ballo delle Ingrate au début, le Lamento della Ninfa à la fin : deux portraits douloureux de femmes, doubles de Nadja, et chantées elles aussi par avec tout autant d'émotion. Malgré les limites de la mise en scène, cette soirée est un indispensable moment d'opéra qui fait honneur à l'esprit créatif de Serge Dorny, directeur du Bayerische Staatsoper depuis le début de saison.

Crédits photographiques : © Monika Rittershaus

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