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Les lieux de concert s’inventent à Musica

Interroger les lieux où s'écoute la musique. Faire entendre la musique dans les lieux qui l'ont inspirée. Ce sont autant de projets qui animent l'esprit de Musica et son directeur Stéphane Roth, invitant les auditeurs à de nouvelles expériences d'écoute.

Le concept est nouveau à Musica et rencontre un certain succès. Les « concerts pour soi », sous-titrés « Musiques secrètes », concernent une quinzaine de lieux insolites, privés ou désaffectés, du centre-ville de Strasbourg où se rencontrent en tête à tête un ou une interprète et un ou une auditrice. Le rendez-vous est pris en amont, selon les créneaux horaires proposés, mais l'adresse du lieu n'est révélée par SMS que 48 heures à l'avance.

On franchit le seuil à l'heure dite, introduit par un agent d'accueil de Musica. Le concert est de vingt minutes, le contenu de la prestation n'étant précisé qu'après coup, durant les vingt autres minutes d'échanges avec l'interprète qui nous remet son programme de salle. C'est là le protocole du « concert pour soi » ; l'expérience est à vivre personnellement, dans cette relation intime avec le son et l'espace où il résonne : autant de ressentis et d'émotions dans l'instant de la musique, dont chacun pourra, ou non, témoigner après coup.

Les Musiques-fictions de Musica

Après Port Data, dans le quartier strasbourgeois du Port du Rhin en 2021, les Ensembles 2.2 poursuivent leur projet d'une écriture littéraire et musicale sur le territoire. Imaginé par Sébastien Dicenaire, Oniropolis est un récit d'anticipation dont les chapitres sont géolocalisés à Schiltigheim, non loin de Strasbourg. « Les rêves sont la moelle épinière de ce récit » précise l'écrivain. La musique et la prise de son ont été réalisées par Gaëtan Gromer et Antoine Spindler, avec la participation des élèves du collège Leclerc de Schiltigheim. À l'auditeur (Onironaute), casque sur les oreilles, d'inventer son parcours dans les rues de Schiltigheim et de vivre l'histoire selon la trajectoire qu'il a choisie : une déambulation immersive qui ouvre de nouveaux espaces et modifie la perception des lieux traversés.

Sur la scène du TJP, avec et Cairn

Deux concerts en matinée sont donnés sur le plateau du TJP, Centre Dramatique National de Strasbourg.

Le premier donne carte blanche au duo mythique / (respectivement chanteuse et clarinettiste), fondateurs en 1981 de l'ensemble à géométrie variable que Musica a programmé chaque année depuis les origines du festival. « Nous voulions accrocher les notes ensemble et contribuer à ce que la musique dite contemporaine soit moins redoutée par le public », résume le clarinettiste.

On en apprend davantage sur les deux héros du jour avec Armoise et Moisare, pièces en miroir très drôles de qui met en scène nos deux musiciens. Dans Armoise (2011) pour vidéo et clarinette, Françoise est filmée, répondant à un interlocuteur fantôme dont on devine les questions (ou pas) quand Armand (autour duquel tourne le propos) est sur scène et joue en continu sur la voix parlée de sa compagne. Moisare (2022) inverse le scénario. , filmé, nous parle de sa partenaire tandis que la chanteuse en live ornemente, en multipliant les situations comiques : du théâtre musical qui frôle l'univers de , également à l'affiche du concert. À mi-mots (2022) est un duo fusionnel entre voix et clarinette, tendre, sensuel et tout en finesse dans l'interprétation des deux musiciens et compagnons de route auxquels il est adressé.

« Depuis toujours, j'ai été attirée par l'électronique en dialogue avec la voix, comme une prolongation de celle-ci, en résonance », nous dit , qui interprète ensuite, avec son partenaire, la pièce mixte de , jeune compositrice passée par les classes de composition de Strasbourg. +1 pour voix (sans texte), clarinette basse et électronique instaure un espace de tension où se croisent et s'entrechoquent des énergies opposées, campées dans un registre de gestes un rien répétitifs qui peinent à engendrer une véritable dramaturgie.

Au titre tout aussi énigmatique, N.N. 3:4 / Speak! de (elle a également étudié la composition à Strasbourg, avec Ivan Fedele) réunit soprano, clarinette et quatuor à cordes (la phalange strasbourgeoise Adastra). Dans cette musique de gestes, pleine de vitalité, où la compositrice entretient la discontinuité et une certaine rugosité de la matière, le texte ne vient qu'à la fin, passant par la voix mi-parlée, mi-chantée et laissant advenir une dimension théâtrale insoupçonnée.

Le lendemain (même salle, même heure), l' met à l'honneur la compositrice japonaise fixée à Paris, , avec trois de ses œuvres à l'affiche dont une création mondiale : l'occasion de mieux cerner l'univers singulier de cette musicienne chez qui l'ambiguïté des choses, l'ombre et le rêve le disputent à la fantaisie et aux couleurs de l'enfance. Un piano jouet est à portée de main de Caroline Cren et une matriochka rouge trône, à côté de nombreux autres accessoires, sur la table du percussionniste.

Bonbori (2008), que l'on traduit aujourd'hui par « lampion en papier », prend une autre signification si l'on remonte à l'origine du mot, nous dit la compositrice ; il désigne un état brumeux aux contours estompés, celui que veut suggérer par un jeu d'apparitions/disparitions des sonorités, « comme les éléments d'un décor éclairés par des bougies dans une pièce sombre », précise-t-elle encore : musique éphémère et fragile, effleurements, sons filtrés, souffle et silence. C'est le reflet des choses que veut capter la compositrice, la beauté des ombres plus que les objets eux-mêmes. Le piano est préparé dans Shiosai, tumulte des flots (2012), pour piano, violon et violoncelle, laissant entendre un son mat et grave, obsessionnel, sur toute la durée de la pièce. Elle est écrite dans le souvenir du tsunami de 2011, avec l'idée d'évoquer la vague et le cri des mouettes doublés, submergés par des bruits plus inquiétants (bruits de travaux, trafics d'hélicoptères) : un entre-deux, poétique autant que tragique, où se glissent les sons de la compositrice.

Friande d'un monde sonore où participent les éléments de la nature, les oiseaux et les cris d'animaux, s'est lancée dans la composition d'un bestiaire (en cours de réalisation) sous forme d'abécédaire. L'imaginaire sonore est à l'œuvre pour chacune des espèces, Noriko Baba mettant à la disposition des instrumentistes son lot d'accessoires familiers, appeaux, tuyaux harmoniques, harmonica, flûte à coulisse, boite à musique (la matriochka) et autre rhombe sifflant dans l'air pour les quatre premiers numéros donnés en création mondiale. Balancement mélodique (piano jouet) et autres oscillations/granulations pour Aspis le serpent ; glissandi hésitants et signaux du flexatone pour Bernacle l'oie qui risque la mort (début de marche funèbre) en tombant ; Cuculus (Coucou) évolue dans un registre plus clair et réjouissant avant l'arrivée de Draco qui fait régner la terreur et ouvre le champ de résonance (plaque tonnerre, tuyaux harmoniques, kazoo, etc). L'humour le dispute à la plasticité de la matière dans cette œuvre dirigée par à la tête d'une équipe aussi réactive que virtuose.

Deux œuvres plus anciennes complètent le programme. Dans Pêle-Mêle (1998) de , une pièce pour six instruments non dirigée, trois guitares se balancent « comme des pendules indolentes », selon les mots du directeur artistique de Cairn Jérôme Combier, simulant un grand carillon nourri par les sons des autres instrumentistes. Chez Blondeau, le son épouse le geste ; chaque séquence de l'œuvre invente un nouveau geste et un autre théâtre de sons. L'écriture se raréfie comme une peau de chagrin, l'œuvre s'achevant sur le jeu mimé des instrumentistes, avec le geste mais sans le son.

De l'élève au maître, le concert se termine avec Talea (1987) de , une pièce emblématique de l'esthétique spectrale où le compositeur dit exploiter deux dimensions nouvelles pour lui, la rapidité et le contraste. L'acoustique peu flatteuse du TJP rend difficile la fusion des timbres et la propagation de la résonance (celle du piano) sur laquelle s'opère la synthèse instrumentale de la seconde partie. Le solo de violon de Constance Ronzatti dans les dernières pages n'en paraît que plus vertigineux, balayant le registre de son instrument avec une fulgurance qui sidère.

Crédit photographique © Kyoko Nagashima (Noriko Baba) /

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