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La Passione di Gesù de García Alarcón éblouit Ambronay

Entre pluie et soleil, entre hier et aujourd'hui, entre répertoire et création, « Effervescent », la seconde session du Festival d'Ambronay 2022, se déroule sous l'astre d'une sensationnelle nouvelle Passion.

Première journée

Dans la foulée d'une édition 2021 déjà soucieuse d'interroger l'identité d'un festival de 43 ans d'âge, l'édition 2022 pose frontalement la question : quelle sera la musique ancienne de demain ? Qui décide au final ? Probablement le public. Lequel s'empare de l'occasion rêvée d'un premier pari sur La Passione di Gesù de Leonardo García Alarcón.

Garcia Alarcón, trois siècles après les chefs-d'œuvres du Cantor de Leipzig, vient d'offrir au festival qui a lancé sa carrière la création mondiale de sa Passione di Gesù. Cet oratorio, composé en 48 jours, né d'un rêve mûri depuis 2016, est édifié sur un manuscrit daté du IIIe siècle, retrouvé en Égypte en 1976 et conservé à la Biblioteca Bodmeriana de Genève : l'Évangile de Judas. Le livret de Marco Sabbatini y a puisé matière à brosser un portrait bien différent du traître le plus célèbre de l'Histoire. Le Judas d'Alarcón est dépeint comme « l'ami et le disciple le plus fidèle » dont seul l'amour envers Jésus pourra permettre à ce dernier de pouvoir se défaire de sa dépouille mortelle. La place des femmes dans bien des religions (encore problématique 2 000 ans après) est tout autre dans cet Évangile de Judas, bien sûr apocryphe. Le chef argentin double cette relecture à rebours des dogmes d'une sorte de Divine Comédie inversée qui voit l'écrivain argentin Jorge Luis Borges, à la manière de Virgile conduisant Dante, guider Bach dans un « conte fantastique biblique » où, par un effet de miroir inversé, c'est également Bach qui emmènera un Borges ne jurant que par la milonga et le tango à la rencontre de l'Histoire de la musique. Il s'agit là d'une ambitieuse synthèse de toutes les expériences de chef, d'interprète, d'improvisateur mais aussi de compositeur (« un rêve d'enfant ») de Leonardo García Alarcón, dont on n'a pas oublié le remarquable troisième acte qu'il avait écrit pour ressusciter, en 2018 à l'Opéra de Dijon, le Prometeo de Draghi.

25 instrumentistes (théorbe, harpe mais aussi marimba, vibraphone), 21 choristes, 6 solistes : La Passione di Gesù est un creuset kaléidoscopique d'influences indiquées par des petits cailloux jetés dans la marge du livret, en un malicieux jeu de pistes : JSB, Leipzig 1684 bien sûr, ou encore CM, Venezia 1644, et même PB Montbrison 2017… À peine le bandonéon a-t-il posé les bases de cette Passione universaliste que s'élève une cathédrale sonore composée, comme dans… Wozzeck, de figures imposées : fugues, madrigaux, canons et… milongas. D'arachnéens et brillants numéros d'une puissante et pleine séduction, bien que, contre toute attente, excepté le merveilleux Padre Nostro concluant la première partie, à chaque fois presque trop brefs. Très paritaire, l'écriture clame connaissance et amour des voix, tant à l'adresse du trio de choc féminin (, noble Marie, Marianna Flores grande tragédienne en Marie-Madeleine, et , de bout en bout irradiante en Ange-Évangéliste de notre temps) qu'à celle du tout aussi solide trio masculin (le Jésus aux yeux comme chargés de larmes d'Andreas Wolf, le Pierre de bronze de Victor Sicard, le Judas percutant de ). La générosité coutumière du chef-compositeur, qui a souhaité également le compagnonnage de Pasolini (son poème La Crocifissione dans la partition, mais aussi de magnifiques photos de son Évangile selon Saint-Mathieu dans le livret) n'épargne personne, offrant même un véritable tube à deux chanteurs du choeur venus au premier plan dialoguer entre disciples.

Le Chœur de chambre de Namur est sans cesse sollicité, transcendant vocalement, surtout lorsqu'il s'agit de venir devant le premier rang de l'assistance assurer de virtuoses « soli de groupe ». La direction solaire d'Alarcón, comme les sonorités grandioses de La Cappella Mediterranea, portent bien évidemment au plus haut des voûtes de l'Abbatiale cet oratorio, scellé par un Amen sublime de l'Ange-Évangéliste manifestement ciselé pour pouvoir se faufiler et s'élever par-delà le canon perpetuum all'unisono e a tutte le ottave final comme par-delà les errements d'un monde toujours tenté par la ténèbre. Vite, un disque !


Juste avant La Passione di Gesù, la gambiste affiche la souplesse d'un jeu gracieux apte à rappeler la modernité de cet instrument-phare de l'époque baroque, heureusement revenu en grâce à la fin du XXᵉ siècle. Une modernité subtilement captée par L'Ombre d'un doute d'un hanté par L'Orfeo, et qu'une commande du festival appuie de N31 d', une pièce de huit minutes à l'immobilité par trop frustrante, suivie par la plus imaginative Dame d'onze heures de Claire-Mélanie Sinnhuber, créée à Radio-France quelques mois plus tôt. Une modernité dont s'empare le lendemain Phénix, la nouvelle création de : une sorte d'ode à cet instrument ressuscité par le 7ᵉ Art, avec une en icône sous fumigènes dont les interventions sonorisées cette fois (retour du merveilleux Arpeggio d'Abel donné la veille dans sa version originale) et amplifiées par les musiques additionnelles électrifiées d', sont veillées par l'énergie de quatre hip-hopers : un troublant mélange des genres.

Deuxième journée


L'étonnant Bruno de , venu dérouler le programme de son Roma Travestita, a droit lui aussi à sa création. Che non disperi ancor (4 minutes), de Jherek Bishoff, en habile caméléon de ce programme XVIIᵉ, séduit dans la lignée de son Andersens Erzählungen à Bâle, en 2019. Vélocité de la vocalisation, tentation stratosphérique : malgré un relatif manque d'assise dans le registre grave, Bruno de ne fait qu'une bouchée de l'assistance avec son timbre de soprano propre à ressusciter l'art des castrats. Comme en ce temps-là, le programme de type « musique au kilomètre » n'est pas le plus inspiré qui soit, malgré un Vivaldi, un Cocchi, ou quelques intermèdes orchestraux (Corelli et Galuppi) rondement menés par les six instrumentistes d'Il Pomo d'Oro dirigés du clavecin par Francesco Corti. Le second bis (un très instructif Ombrai mai fu à l'orchestration intrigante) nous apprend à rendre à Bononcini ce qu'on croyait être à Haendel. Raison pour laquelle, peut-être, Bruno de Sá décide de le chanter intégralement de dos, confiant à la nef le soin de réverbérer la couleur d'un timbre à l'avenir tout tracé.


Après le chef-d'œuvre d'Alarcón, 50/50 (moitié baroque/moitié contemporain), présenté à la Salle Polyvalente, est l'autre idéale illustration de la politique menée par Isabelle Battioni, Directrice générale du CCR d'Ambronay. y entraîne son Concert de l'Hostel Dieu dans un voyage atemporel où le baroque plonge dans la gueule du loup du minimalisme. Il n'est pas interdit de penser que Purcell est l'ancêtre de nos chansons pop (toutes irriguées par ce qu'on pourrait nommer Ground) comme du son novateur des minimalistes américains. donne à entendre les compositions de deux minimalistes européens, l'un français (), l'autre anglais (Martyn Harry). Rappelons la phrase si juste de Philip Glass : « En musique pour que quelque chose change, il faut 50 ans ». 50/50 voit dix musiciens, dont le baroque est l'ordinaire, ciseler les six compositions à la séduction immédiate, surtout celles de Chalmin : on ne résiste pas à ses versions de Music for a while, de Let me Freeze again ou à cet étonnant Ground Z terminal conclu à quatre mains, rejoint le clavecin de Gwenaël Dubois avant de venir malicieusement retirer le bourdon qu'il avait installé dans le registre grave de son orgue. On n'aura garde d'omettre, au cœur de cette salutaire leçon d'œcuménisme musical, l'apport du mezzo chaleureux d' sur le sublime (texte et musique) Sans frayeur dans ce bois de .


Autre commande du CCR à , les huit minutes de Jungo (pièce consonante par trop immobile, destinée à un chœur à cinq voix de seize chanteurs accompagnés des seuls positifs et violoncelle) introduisent un concert Vivaldi (Vivaldi Sacré) surprenant à plus d'un titre. Son programme d'abord, qui révèle deux œuvres récemment retrouvées : un Dixit Dominus RV 807 attribué jusqu'en 2005 à Galuppi ; Vos invito, barbarae faces RV 811, une cantate pour alto qui dormit à Assise jusqu'en 2008. Son chef ensuite, Giulio Prandi, qui étonne avec une façon assez inédite de diriger, ses mains oscillant régulièrement entre immobilisation et soudain envol : passion et précision sont néanmoins au rendez-vous, Prandi entraînant dans le sillage de son communicatif enthousiasme son Coro e Orchestra Ghislieri, phalanges orchestrales et vocales du meilleur niveau. Quelques solistes (dont deux issus du chœur) entourent deux invités de grand luxe : le toujours impeccable Valerio Contaldo, et un Filippo Mineccia en forme éblouissante sur la cantate au sein de laquelle, ainsi que le pointe Giulio Prandi, se niche une « petite brique » repérable qui servira bientôt à l'édification de la célèbre maison Gloria, dont le chœur introductif, donné en bis, réunit chœur et solistes.

Troisième journée


Au cœur de l'étonnant Musée des Soieries Bonnet de Jujurieux, un remarquable récital de trompette naturelle ( en dompteur avisé d'un instrument au retors réputé, accompagné du clavecin et de l'orgue par le très pédagogue Paolo Corsi) charme son auditoire, notamment avec quelques chaconnes irrésistibles (Couperin mais aussi Schmelzer), et enseigne pour finir qu'un trompettiste peut remplacer de ses doigts la pédale manquant à un orgue positif et, plus étonnant, que le A Chloris de Reynaldo Hahn ne perd rien de son sublime joué au buggle !


Quel plaisir enfin d'entendre Marie Perbost confronter sa voix charnue à l'immense nef d'Ambronay ! Accompagnée par qui étire au maximum le Tristes apprêts, pâles flambeaux de Castor et Pollux, les amples Non de sa Télaïre disent la beauté de la voix tout en redisant la beauté acoustique du lieu. Bien qu'intriguant par le funèbre des raclements récurrents de la contrebasse, De l'extrémité des Ténèbres (commande du festival à la compositrice censé introduire la déploration ramiste) s'avère frustrant, la pièce semblant commencer au moment où elle parvient à son terme. Marie Perbost se dirige au fond de l'Abbatiale, entraînant dans son sillage une basse de violon et un théorbe pour un Credere al mio dolore d'Alcina d'une profonde intériorité, mais que la majorité des spectateurs ne peut suivre que par écran interposé, la chanteuse devenue confidente s'étant réfugiée entre deux piliers. Accompagnée par Les Ombres, délicat ensemble dirigé un peu scolairement par , Marie Perbost oscille avec un bonheur égal entre virtuosité triomphante d'une voix en pleine santé et intimité déchirante ainsi qu'elle le prouve encore avec un Piangero de Jules César rendu des plus troublants par l'accompagnement à la limite de l'atonalité par la jeune cheffe des Ombres.

Crédits photographiques : © Bertrand Pichène

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