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À Genève, superbe Kát’a Kabanová de Corinne Winters

Cette nouvelle production de Kát'a Kabanová de au Grand Théâtre de Genève a tout pour plaire : superbement servie par une lumineuse , un transporté par et une mise en scène d'une rare intelligence de .

Quand, ayant fait ses adieux à l'amour, à son amour, Kát'a Kabanová () s'éloigne vers le fond de scène, trouant un rideau noir, pour disparaître en se jetant dans la Volga, le rideau ne tombe pas tout de suite. Il reste encore quelques minutes de musique et de chant avant que la scène ne s'assombrisse lentement vers le noir total et déjà, on en vient à regretter de ne plus voir ni entendre l'héroïne de la soirée. De quelle héroïne parle-t-on ? Est-ce cette Kát'a Kabanová si malheureuse et si coupable de son péché qu'elle marche avec détermination vers son suicide ? Est-ce l'artiste qui émeut le public dans son interprétation d'une beauté et d'une sensibilité débordantes ? On ne peut trancher. Avec , son art du chant s'insère avec tant de conviction dans le personnage qu'en surgit la quintessence, pour l'habiter pleinement à la lumière d'une mise en scène expressionniste.

Deux mois à peine après avoir incarné ce même rôle sous la direction de Barrie Kovsky à Salzbourg, après Rome en janvier, Corinne Winters foule les planches du Grand Théâtre de Genève armée de ses expériences scéniques récentes et de sa profonde intimité avec cette œuvre. Ce qu'elle démontre ici, dépasse toutes les espérances. Avec cette Kát'a Kabanová, la soprano américaine s'inscrit comme une référence du rôle. Pas besoin d'effets de manche, pas besoin d'occupation de l'espace, de gestes démesurés, de visage éploré, son chant, sa voix, sa profondeur, son authenticité de ton, tout en elle concourt à la vérité des tourments de son personnage. Une symbiose encore plus charnelle que celle qu'elle avait démontré dans la Jenůfa offerte au public genevois en mai dernier. Comme de cette bouleversante fin, on se souviendra encore longtemps de son duo d'amour avec l'admirable (Boris Grigorjevič), lui aussi tout entier livré à son chant et à son rôle.

Si Barrie Kovsky avait meublé sa scène d'une centaine de personnages tournant le dos à Kát'a Kabanová pour stigmatiser son indifférence aux tourments de la jeune femme, la metteure en scène n'use que de la dizaine de personnages du livret pour exprimer les mêmes sentiments. En entrant dans la salle du Grand Théâtre, le spectateur découvre le décor () déjà en place. Une grande chambre avec de larges fenêtres ouvertes sur une nature austère et plate, la vue de la Volga se nimbe petit à petit d'un brouillard annihilant le paysage pour bientôt laisser place à l'univers confiné d'une pièce où l'enfermement des personnages dans leur vie routinière va dicter leurs actions monotones sans cesse répétées. En favorisant des scènes soudainement figées, avec des protagonistes fixant l'espace avec des yeux vides, illustre de manière saisissante leur claustration et leurs univers restreints. Alors l'attention du spectateur peut se focaliser sur l'action scénique sans que le récit soit parasité. Bientôt ces scènes figées se mutent en saynètes répétées à l'envi, montrant la routine désolante de chacun, insensible au désarroi des deux amants. Alors que dans moult productions, ces procédés n'apportent que du déjà-vu inutile et ne sont prétexte qu'à meubler des vides scéniques, ceux de Tatjana Gürbaca racontent ce que les mots du livret ne disent pas. Et c'est pourtant là, dans ces non-dits, que réside toute l'émotion, tout le tragique de cet opéra. Sans jamais s'appesantir dans son propos scénique, Tatjana Gürbaca raconte par touches subtiles l'âme de chacun. Ainsi si Kát'a Kabanová se défait rageusement de sa robe pour se retrouver en combinaison, qu'elle enlève ses bottes, c'est pour se débarrasser des carcans qui l'enserrent.

Tous les personnages gravitant autour de Kát'a Kabanová sont parfaitement caricaturés dans leur misère vitale. Même si la mezzo-soprano (Kabanikha) n'a pas forcément le physique souvent robuste généralement recherché pour incarner la belle-mère de Kát'a Kabanová, femme acariâtre, parfaitement dirigée avec son allure maladive, se déplaçant à petits pas incertains, dont l'empressement viscéral autour de son fils exaspère la bru qui ne peut vivre son mariage, elle est parfaite, théâtralement comme vocalement. Peut-être qu'un peu plus de retenue dans la projection de (Savël Prokofjevič Dikoj) serait bienvenue, parce que si le personnage est odieux à souhait sa voix, puissante, frise la saturation et nuit à l'équilibre entre la fosse et le plateau. La faute peut-être au décor, cette pièce dont la forme en pavillon projette la voix plus violemment que si son plafond avait été ouvert laissant les harmoniques des voix s'échapper dans les cintres. Une remarque qui s'applique aussi à quelques autres protagonistes, comme (Tichon Ivanyč Kabanov) et (Váňa Kudrjáš). La jeune mezzo-soprano (Varvara), nouvelle recrue du Jeune Ensemble du Grand Théâtre de Genève s'acquitte fort bien de son rôle quand bien même la formidable présence de Corinne Winters tend à écraser quelque peu sa prestation.

Dans la fosse, devant un en grande forme, le chef fait merveille. Spécialiste de Janáček (il avait déjà dirigé «L'Affaire Makropoulos» à Genève en 2018 et brillé dans une «Jenůfa» à Amsterdam en 2018, il porte cet opéra avec une complicité remarquable. Non seulement entre la fosse et le plateau mais dans une intelligence théâtrale combinée avec la mise en scène, comme par exemple lorsqu'il impose un long silence avant le duo d'amour de Kát'a et de Boris, créant ainsi un instant dramatique qui, comme cette grande mise en scène, élève l'oeuvre dans un déferlement émotionnel qui, malgré la dureté du propos de l'intrigue mène le spectateur vers le rêve éveillé de l'opéra. Le public l'a bien compris réservant à cette production une chaleureuse ovation.

Crédit photographique : GTG © Carole Parodi

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