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Le Vaisseau-pirate de Tcherniakov à Bayreuth

Pour ses débuts à Bayreuth en 2021, a décidé de pirater Le Vaisseau-fantôme. Un spectacle qui fera partie des grandes heures de l'ère Katharina Wagner.

La Rédemption par l'amour (et son corollaire le sacrifice des femmes) n'a plus le vent en poupe au Festival de Bayreuth. Le Vaisseau-fantôme arraisonné par est une histoire de vengeance sur fond de secret de famille. La vengeance d'un enfant qui a grandi. Un enfant à la psyché fracassée depuis qu'à l'âge où l'on joue encore à faire l'avion, le poids de l'existence est tombé sur ses frêles épaules après qu'il a assisté à l'adultère puis au suicide de sa mère. Un enfant devenu solide gaillard qui revient se venger de tous ceux qui ont fait de sa mère et de lui des parias : la meute hurlante des habitants de son village natal.

Armé de deux cartons explicatifs et de trois retours en arrière sur l'Ouverture, et jouant avec son décor mobile (une sorte de coron hanséatique de brique grise frileusement blotti autour de son église) comme H. (son Hollandais) jouait avec les legos de ses vertes années, Tcherniakov impose sa maîtrise coutumière d'une narration tendue (avec cris et rires surajoutés à bon escient). Le piratage sidérant auquel il s'adonne offre à l'épisodique Mary un rôle central : on la découvre en chef de chœur n'ayant pas besoin de rouets pour diriger, puis en femme de Daland, avant de la soupçonner amante de H. dont elle garde un portrait dans son sac, portrait que lui arrache Senta pour une Ballade où l'ado rebelle qu'elle incarne tente de révéler un secret. La scène-clef est celle du repas de « famille » sous la véranda, au cours duquel Mary prend progressivement conscience de l'identité véritable de l'invité à qui elle sert la soupe. Un repas où le spectateur est invité lui aussi à percer de terribles non-dits : Daland, mari infidèle, ex-amant inconstant de la mère de H. , soit. Mais Mary, peut-être aussi infidèle que son époux dont Senta n'est peut-être pas la fille ! L'impensable se fait alors jour, et, afin de tenter d'en percer l'opacité, on revisionnera à l'envi ce spectacle haletant auquel on reprochera seulement le prosaïsme de ses acteurs systématiquement contraints par la scénographie de se déplacer avec leur propre mobilier.

Un filmage astucieux parvient à empêcher de deviner que le choeur est remplacé sur scène par une armée de figurants très motivés, en cette année de ré-ouverture du Festspielhaus consécutive au terrible été sans de l'année 2020 : une initiative acueillie fraîchement au moment des saluts, du fait que certaines interventions chorales semblent effectivement bien distantes. La diversité des plans permet de goûter la direction d'acteurs exceptionnelle de ce thriller exceptionnellement distribué. Autour de , énigmatique Mary, d', robuste Pilote, d', Erik d'immense stature, de , Daland au regard terrifiant, trouve en Hollandais violent un rôle à la mesure de sa noirceur. Tous gravitent autour de la Senta à la voix et au jeu incandescents d'. Cette Senta relue en ado à la toute-puissance ingérable, séduite et abandonnée, au rire dément, sera difficile à remplacer dans les reprises de cette production dirigée de façon haletante par (première cheffe de la longue histoire du festival) qui semble avoir compris avec Tcherniakov les enjeux du spectacle total. Un spectacle qui, par-delà son stupéfiant coup de fusil final, montre enfin le vaisseau-fantôme tant attendu : un village de pêcheurs/pécheurs dans la brume, dévoré par les flammes.

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