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Einstein on the Beach en concert sur le plateau de la Cité de la Musique

Exit Lucinda Childs et Robert Wilson (danse et mise en scène) dans la version de concert d‘Einstein on the Beach donnée par l'ensemble Ictus sur le plateau de la Cité de la musique, « une apologie du pur concert », prévient le responsable artistique de la phalange belge , qui ne va pas sans quelques frustrations.

Créé en juillet 1976 au festival d'Avignon et porté ensuite sur la scène internationale et jusqu'à New-York, le premier opéra de /Bob Wilson était redonné (recréé) à Montpellier en 2012 dans le luxueux appareil scénique de l'Américain et la chorégraphie spatiale de Lucinda Childs dont on est privé ce soir. Exit également la marche lente des images (la locomotive du premier acte nous manque cruellement) où s'inscrit, dans un lien fusionnel et envoûtant, la musique de Phil Glass, sans oublier qu'il existe depuis 2019 de nouvelles productions, à Genève et à Bâle renouvelant totalement les collaborateurs scéniques.

Sur la scène de la Cité de la Musique, il reste à la scénographe Germaine Kruip peu de champ de manœuvre, le plateau devant parfois accueillir tous les protagonistes – les 14 chanteurs du chœur, la narratrice, les deux claviers électroniques et les trois musiciens. Sa scénographie lumière est tournée vers la salle dont elle reconfigure sans cesse les espaces, avec, en autre machinerie, un projecteur tournant manipulé en live par l'un ou l'autre des artistes sur scène. Le parti pris est de montrer le spectacle en train de se faire : on boit, on quitte sa veste sur scène et on circule librement du plateau aux coulisses. Rappelons que dans la version longue de Bob Wilson (près de cinq heures), les spectateurs sont autorisés à sortir et à se désaltérer durant les fameux « knees » (genoux/articulations) qui balisent les quatre actes. La même liberté est laissée aux spectateurs dans la salle des concerts bondée mais le public bouge peu durant les trois heures et demie de musique, emmené par le mouvement et la force magnétique du flux musical.

Deux orgues électroniques – et Jean-Luc Fafchamps – se font face au centre du plateau, essentiels pour le fonctionnement de cette grosse machine réglée au quart de tour par le compositeur. Deux chefs, de part et d'autre de la scène – et – se partagent la tâche, l'un assurant la pulsation, l'autre guidant musiciens et chanteurs dans la combinatoire de l'écriture, ses reprises éventuelles et ses fins cut très caractéristiques. Puisant largement dans son expérience rythmique et temporelle de la musique indienne, Glass met à l'œuvre la technique du motif additif qui engendre les ruptures rythmiques et les micro-variations de la boucle et réclament une tension soutenue des musiciens et chanteurs : « La tension interprétative, celle qui anime le plexus solaire, ne se dirige ni vers la force ni vers la grande forme ni vers la prouesse mais vers une sorte de folie de la modération », explique dans l'entretien qu'il accorde à notre confrère Guillaume Kosmicki. On s'étonne, comme ce dernier, du choix de la registration des orgues électroniques qui sonnent parfois de manière inattendue (très différente des versions enregistrées sur CD). En cause, nous dit le claviériste, l'écriture lacunaire de la partition qui ne livre aucune précision (ni registration, ni tempo, ni dynamique), laissant un espace à l'interprète et tout un potentiel à explorer.

Dans la version resserrée d'Ictus, des coupes ont été opérées dans le livret qui est essentiellement parlé et sans sur-titrage. Il est constitué des longs textes de poésie brute de Christopher Knowles, un écrivain autiste, obsédé d'arithmétique, dont s'était occupé Bob Wilson lorsqu'il était éducateur spécialisé. S'ajoutent à ce flux verbal répété comme une litanie (« Est-ce que ça donnerait du vent au voilier »), le texte, écrit au fil du travail par la chorégraphe Lucinda Childs et ceux de l'acteur Samuel Johnson dont le poème d'amour (« amoureux sur un banc dans un parc ») termine sereinement le voyage. Tous les textes sont confiés à la seule , chanteuse folk dont le charme de la voix opère, amenant douceur et poésie dans le flux répétitif implacable.

Elle intervient dans des parties presque murmurées, comme un contrepoint sonore à la musique de Glass (Knee I et II) ou dans des passages plus intelligibles comme celui du Vieux Juge de l'acte I, (« Tous les hommes sont égaux »), véritable manifeste féministe lancé par Samuel Johnson sur l'accompagnement discret de l'orgue. Toujours très actif, soutenu, doublé par les instruments solistes (flûte(s), clarinette basse et saxophone de l'ensemble Ictus) ou a cappella, le chœur, formidable (à l'aise dans la musique baroque comme dans la contemporaine), semble infatigable. Il est soumis aux mêmes caprices rythmiques et autres fluctuations du processus répétitif et se contente, quant à lui, de compter jusqu'à huit (l'idée avait été retenue pour sa symbolique scientifique) ou de chanter le nom des notes. Le personnage d'Einstein (Igor Semenoff) entre en scène avec son violon (que le savant avait toujours à portée de main) : pantalon flottant de toile grise et chevelure blanche (manque ce soir les bretelles et la moustache !). Il devient leader du flux musical dans des séquences particulièrement longues, voire entêtantes, qui mettent à l'épreuve le musicien comme l'auditeur!

Très long également, mais plein de fantaisie, ce « rondo » avec le synthétiseur-échantillonneur et le chœur qui réamorce l'intérêt de l'écoute au mitan de l'œuvre. Le clavier de Jean-Luc Plouvier rappelle ici l'orgue de barbarie, capricieux et mécanique, donnant à entendre un souffle de locomotive (thème récurrent du train) en guise de refrain. Assumant une écriture particulièrement virtuose et inventive, le chœur se met in fine à vocaliser. Dans Jugement 2 / Prison (thème récurrent du Procès), le synthétiseur reste dans ses tons clairs, laissant les deux strates vocales (chœur et narratrice) cohabiter sereinement. y fait tourner le texte de Lucinda Childs (« Supermarché prématurément climatisé »), un propos hors thématique et un peu loufoque laissant, une fois encore, planer le mystère. Avec la partie électronique liée au troisième thème, celui du vaisseau spatial, l'écriture se délie, le son projeté dans la salle devient immersif et l'espace s'ouvre, libérant des images qui, bien que virtuelles (le concert ne recourt à aucun support vidéo) nourrissent l'imaginaire de chacun.

Force est de constater que la magie opère et que le rituel s'instaure, moteur d'une musique qu'instrumentistes, chanteurs et récitante font fonctionner avec l'énergie, la concentration et l'implacable précision qu'exige cette cérémonie aussi étrange que jubilatoire.

Crédit photographiques : © Philharmonie de Paris

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