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Rigoletto à Bâle : la Gilda de Regula Mühlemann

Le décor floral de Pierre Yovanovitch sert d'écrin à l'éclosion de en Gilda. Excellemment entourée, la jeune chanteuse suisse magnifie la mise en scène élégante mais timorée de .


Le décor de Richard Peduzzi s'était avéré bien frêle pour imposer le Don Carlos aux partis pris épars de Vincent Huguet sur la scène du Theater Basel la saison dernière. Celui de l'architecte d'intérieur français Pierre Yovanovitch, une superposition de courbes gracieuses se resserrant de tableau en tableau, semblant former au final la corolle d'une rose, marquera plus durablement les mémoires. Bien que ses capacités giratoires nous aient semblé sous-utilisées par la mise en scène, il offre le contrepoint assez inhabituel d'un cadre gracieux et lisible aux personnages du sombre drame hugolien mis en musique par Verdi. Le jeu d'orgues s'y épanouit à loisir dans une succession d'à-plats et de liserés de couleur d'une constante séduction, jusqu'au climax d'un orage d'une grande beauté. Pas sûr cependant que ce remarquable travail décoratif suffise à inscrire durablement ce Rigoletto dans l'histoire des productions lyriques.

Pourtant la représentation s'ouvre sous les meilleurs auspices avec, sur le Préludio, la précipitation d'un rideau aussi vite levé qu'aussitôt baissé sur l'image originelle d'un Rigoletto perdu dans un cratère de fumigènes bleutés. Une superbe accroche, à laquelle ne donnera pas suite alors qu'elle avait fait naître l'espoir d'un concept, voire d'un style. Comme dans Don Carlos, quelques idées (Ella mi fu rapita rythmé par l'entraîneur sportif du Duc, Gilda à la table de Sparafucile et Maddalena en compagnie du Duc au début du III) sont des mieux venues dans le chic contemporain d'une lecture finalement plutôt consensuelle, loin de celles de Carsen à Aix, de Stölzl à Bregenz, de Marie-Eve Signeyrole à Montpellier. La direction d'acteurs, plutôt attentive, n'est pas exempte de chutes de tension comme à la fin du II, où le formidable affrontement entre Gilda et son père aboutit à une paisible sortie à jardin, père et fille bras dessus bras dessous. On comprend progressivement que l'essentiel se joue ailleurs.

On comprend notamment, dès l'entrée de , combien se sont déployées les ailes de l'Oiseau de la forêt qu'elle fut à Genève en 2014. Le galbe de sa Gilda, agile et charnu, sollicitant discrètement le bas de son registre, enchante. Cette Gilda qui n'a rien d'une oie blanche (suprême Tutte le feste) et qui lorgne déjà vers le destin d'une Traviata, ressuscite le souvenir d'une Ileana Cotrubas, voire d'aînées plus glorieuses encore. Caro nome, égrené sur tout le long de la rampe de l'immense escalier du premier tableau, que les auteurs du spectacle semblent avoir conçu pour magnifier la grâce vocale et physique de l'interprète, atteint des sommets lorsque la chanteuse sautille d'une marche à l'autre, transformant cette marelle vocale en jeu d'enfant. C'est avec le même aplomb qu'elle choisira de conclure Si, vendetta d'un contre-mi bémol rayonnant et nourri, bien que facultatif. Le Rigoletto très spectaculaire de en impose de même, qui va jusqu'à arborer çà et là la noirceur d'un Hagen. se situe presque sur les mêmes cimes, sa propension insolente à ne pas ménager son timbre solaire l'obligeant à la précaution en fin de parcours. À noter chez les deux « rivaux » une manifeste propension à ne pas enchaîner qui, finissant par titiller celle du spectateur à applaudir dès que le silence s'installe, ruine quelque peu la fluidité dramatique. Tous les personnages secondaires, y compris la Maddalena de , arrivée à la rescousse deux heures avant le spectacle, sont parfaitement attribués à quelques noms bien chantants du Theater Basel (Inna Fedorii, , , , , Jasin Rammal-Rykała), ayant été lui aussi appelé à la rescousse. Le Sparafucile de David Shipley, bien qu'un brin engorgé, reste muni du grave adéquat. Le chœur d'hommes, précis et puissant, complète cette partie musicale de très haut vol.


L'oreille est attirée vers la fosse à plus d'une reprise et se réjouit des idées très personnelles que imprime à cette œuvre rebattue et actuellement sur-programmée : Cortigiani, vil razza dannata surfe sur une houle des cordes que l'on aura rarement perçue aussi grondante ; La Donna è mobile se voit accentué d'un inhabituel tranchant sur son premier temps. Une lecture orchestrale de Rigoletto qui n'est certainement pas, elle non plus, pour rien dans l'enthousiasme debout d'une salle comble venue applaudir cet opéra certes populaire, mais qui, on l'oublie parfois, constitue aussi la matière rêvée d'un manifeste contre la masculinité toxique, et donc pour l'émancipation féminine.

Crédits photographiques : © Matthias Baus

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