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À Genève, Ulysse au terminal d’aéroport

La nouvelle production de l'opéra de Monteverdi, Il ritorno d'Ulisse in Patria, au Grand Théâtre de Genève se déploie dans une démesure scénique inutile pour une œuvre intimiste.

« Non, non ! C'est bien plus beau quand c'est inutile ! » s'exclamait Cyrano de Bergerac. Des mots que le héros d'Edmond Rostand lance alors qu'agonisant il va se battre une dernière fois contre ses ennemis, le Mensonge, les Compromis, les Préjugés, les Lâchetés et surtout la Sottise quelques instants avant d'emporter dans la mort l'unique chose qui lui tient à cœur : « son panache » ! Voilà des paroles que le collectif de mise en scène aurait eu intérêt à appliquer dans cette production d'Il ritorno di Ulisse in Patria de Monteverdi. Du moins, se passer d'un peu de Sottise pour offrir plus de Panache. Parce que quand se lève le rideau de scène, on découvre une monumentale construction occupant tout l'espace de la scène du Grand Théâtre. Un terminal d'arrivée d'aéroport. Rien n'y manque, la galerie, l'escalier roulant, l'alignement des sièges, le tapis roulant des bagages et l'immense tableau électronique devant lister les arrivées des vols. La ficelle est grosse mais… Ulysse revient d'un long voyage, alors pourquoi pas dans un aéroport quand bien même il est en haillons, le corps et le visage couvert de mollusques et d'algues diverses. Parmi ses bagages, on découvre l'œil du Cyclope, la tête du Cheval de Troie, la Pomme d'or de la Discorde, la queue d'une sirène, le mât auquel il s'était attaché pour ne pas succomber à l'appel des sirènes, la dépouille du sanglier qui l'avait malencontreusement blessé à la cuisse, et les probables ailes déplumées d'Icare et autres coquillages. Sauf que de cette débauche architecturale aéroportuaire, les metteurs en scène ne font pas grand-chose. En effet, l'opéra de Monteverdi n'est autre qu'une grande déclamation intimiste sur la douleur de Pénélope attendant désespérément son mari depuis moult années, dans le confort relatif de sièges métalliques d'une salle d'attente d'aéroport et qu'Ulysse s'interdit d'être reconnu afin de s'assurer de la fidélité de son épouse.

Alors qu'une plage aurait suffi, il est dès lors inutile de se projeter dans des espaces immenses, sans poésie, pour s'imprégner des sentiments que les protagonistes doivent et veulent exprimer. Ainsi, pendant une bonne dizaine de minutes, après l'ouverture et durant le prologue, la scène est dans le noir absolu. Et pourtant, on chante. Fort heureusement, on apprend qui chante avec le nom des protagonistes qui s'affichent sur le panneau électronique. Des voix sans corps. L'une, une basse profonde, appartient au Temps, une autre, plus aiguë, à l'Amour enfin la troisième, au Destin. À peine si on distingue, ligoté contre un pilier, le ténor sanglotant et tremblotant de La Fragilité Humaine.

Puis la scène s'éclaire peu à peu et l'on découvre une Pénélope visiblement souffrante, se traînant lamentablement d'un siège sur l'autre avant de s'endormir sur les genoux de l'Amour. Puis, elle se lève, fait quelques pas soutenue par Eryclée et Melantho, sa suivante, avant de s'écrouler sur le sol. On la relève pour l'accompagner aux sièges de métal où elle se rendort. Voilà bientôt une demie-heure que le spectacle est commencé et nous en sommes là !

Et c'est au tour de Neptune et de Jupiter d'entrer en scène. Ou plutôt, parce qu'on a imaginé que ces dieux resteront invisibles, ils se matérialiseront pour Neptune par une fontaine publique se déplaçant devant la scène en giclant son eau en jets saccadés au rythme du chant, alors qu'un carton fumant et éructant quelques explosions d'étincelles, accolé à une colonne, se dandine sous les intonations de Jupiter.


Tiens, voilà Andromaque qui débarque ! Lui arrive sur un char deux roues tiré par un cheval superbement harnaché et conduit par Minerve. Armuré jusqu'aux dents, sa lance au poing, il descend de l'attelage, marmonne quelques paroles et monte sur la galerie pour y pratiquer quelques exercices de taï-chi qui ont pour effet de faire oublier ce qui se passe sur scène au même moment. Exit le cheval, Minerve et l'attelage.

On l'aura compris, tout ceci semble n'avoir d'autre but que de choquer le chaland et comme tout est permis, on se moque divinement du contexte de l'œuvre. On remplit avec des scènes d'une portée symbolique inexistante et, comme il faut bien habiller cette immense salle d'attente, on y introduit une chèvre qui passera toute la soirée à brouter du foin au pied de l'escalier mécanique.

On pense avoir tout vu ? Eh non car, lorsque arrivent les prétendants de Pénélope, en complet-veston, ils exhibent leurs richesses et prétentions en se déshabillant. Ainsi, on assiste au spectacle de quelques messieurs, solistes y compris, se baladant, nus comme des vers auxquels Pénélope, d'une main discrète, passe en revue… le torse. Naturellement, Ulysse ne supporte plus cette mascarade et armé d'une flèche dont il se sert comme d'une épée, il tue rageusement tous ses concurrents dans une scène digne du Grand Guignol. Le sang (probablement hérité des stocks restants du précédent Parsifal au Grand Théâtre !) jaillit, laissant une bonne dizaine de cadavres qui ne se relèveront plus jusqu'au salut final.

Malheureusement la direction d'acteurs ne rattrape pas la mise en scène, tout cela est désincarné. Quelques rôles pourtant ressortent. C'est le cas de (Pénélope) dont la présence vocale a mis longtemps à s'affirmer, mais qui, pour la scène finale, retrouve sa puissance vocale et son admirable légato. À ses côtés, le ténor (Ulysse) tente de faire bonne figure dans cette prise de rôle bien que n'ayant plus les capacités de l'entreprise. On a remarqué avec bonheur la prestation du ténor anglais (Eumée) dont le grain de voix chargé d'harmoniques est particulièrement touchant et d'une beauté indicible. Outre ce timbre merveilleux, le ténor possède une diction irréprochable de la langue italienne et un sens aigu du phrasé monteverdien. Un régal. Autre belle surprise vocale, celle du ténor (Pisandre), lui aussi soigneux du phrasé et de la diction. Belle de même la voix de basse profonde de (Le Temps). Plus qu'un accessit à la mezzo-soprano (Eryclée) dont la majeure partie de la présence scénique s'est bornée à dormir sur les sièges de la salle d'attente mais qui au moment de prendre voix démontre une autorité vocale de grande qualité. Pour le reste de la distribution, on pouvait n'être que déçu non tant des voix mais du manque total de style approprié à ce genre de musique. Dans la fosse, surélevée, l' sous la baguette de s'acquitte avec précision de l'accompagnement des chanteurs. Le bourdonnement continuel de l'orgue de chambre, tout comme les interventions du continuo de la harpe, du théorbe, de la viole de gambe, du luth et du clavecin ont peine à passer l'intérêt de l'oreille, celui de la scène occultant souvent leur musique.

À y regarder de près, on constate que presque trois quart d'heure de musique et quelques personnages ont disparu de la représentation genevoise. À d'autres moments, on se serait offusqué mais, ici, au vu de l'ennui généré par cette production, ces coupures sont reçues comme une bénédiction.

Crédits photographiques : GTG © Magali Dougados

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