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La bande-son d’Ariodante à l’Opéra de Paris 

Sidération pour tous ceux qui se réjouissaient de retrouver, après la réussite de son Orlando en 1993, de son Alcina en 1999, le très imaginatif aux commandes d'un nouvel opéra de Haendel. La première du troisième volet de sa Trilogie de L'Arioste a été réduite à sa bande-son pour cause de grève !

On raconte le cas d'un homme qui, ayant découvert Les Parapluies de Cherbourg par le seul biais du disque, fantasma quasiment une décennie durant sur les images du film alors invisible (on était dans les années 80) avant d'être ébloui par le chef-d'oeuvre ressuscité dans sa globalité par le DVD. Une anecdote qui nous aura accompagné tout au long de cette Ariodante amputée de sa réalisation visuelle.

« Nous vivons depuis quelques semaines avec une situation de préavis illimité (e ? s?) », annonce Alexander Neef pour expliquer la grève des images décidée avant la représentation par « quelques membres du personnel de l'Opéra ». Une voix impérieuse s'élève de la salle pour demander les noms (les têtes ?) de la poignée de personnes ayant seules décidé de l'annulation de cette nouvelle production très attendue, à laquelle les commentaires élogieux d'heureux élus ayant eu la chance d'assister à la générale prédisaient le plus enviable destin. Des heurts et malheurs des Windsor, que Carsen avait déjà fréquentés dans sa Semele aixoise de 1996, et qu'il a décidé de suivre cette fois jusqu'à Balmoral, nous ne saurons rien. La fausse version de concert (on préférera parler de bande-son, puisque cette nouvelle Ariodante était encore, avant sa tragique amputation, un spectacle total) butera plus de trois heures sur le quadrillage écossais d'un mur de scène accordé au gazon anglais sur lequel il repose, bien décidée à taire ses royaux secrets. C'est sur l'exiguïté de cette allée de jeu entre mur et fosse que les sept protagonistes de l'opéra évoluent sans pupitres ni partitions, habillés de costumes dont on ignore s'ils ont été choisis ou non sur les portants du spectacle, et encore tout habités des semaines de répétitions qui les avaient transformés en personnages. Nous nous excusons pour cette interruption momentanée de l'image…(lire la critique de la mise en scène vue par la suite).

Ariodante, dont le livret avait anonymement été tiré du livret élaboré par Antonio Salvi en 1708 pour Ginevra, principessa di Scozia, l'opéra de Jacopo Antonio Perti, d'après l'Orlando Furioso tant pillé de l'Arioste, fut créé en 1735, la même année qu'Alcina. suit fidèlement la partition. Les ballets qui concluent chacun des trois actes sont tous là (ineffable Entrée des songes agréables, qu'Haendel rentabilisa maintes fois, depuis Rinaldo, sa première tentative de séduction londonienne en 1711), si l'on absout la modification du dernier demandée par le metteur en scène. Affichant un chic anglais inouï (on gracie volontiers une fugace distorsion dans la partie des cors), que l'on imagine accordé à la loupe scénique posée sur les très actuels Charles III, William, Harry et Consorts, l'English Concert fait entendre de façon assez inédite un Haendel héritier de Purcell. Cortège d'arias volatiles, l'Acte I voit, dès les premiers accents du II, son inconséquence devoir le céder devant le drame. Ciselé de main de maître par de merveilleux instrumentistes, le sommet Scherza infida avec sa pulsation cardiaque, ses théorbes et ses bassons ramistes, donne, ce soir, le frisson, et le la d'un opéra racontant combien l'intime peut secouer le politique.

A scénario royal, distribution royale. Les voix sont toutes de la plus extrême beauté. A commencer par dont la Ginevra, introduite par un sourire séduisant jusqu'au dernier rang de l'Amphithéâtre, envoûte de bout en bout par la grâce de son émission, l'élégance de son geste, et sa capacité à bouleverser toute une assistance sur la longue déploration Il mio crudel martoro. Tamara Banješević passe de l'amoureuse manipulée à la fausse suivante manipulatrice, le soprano fluide de sa Dalinda révélant tardivement sur Neghittosi or voi che fate une véhémence qu'on ne soupçonnait pas d'emblée. Deux héroïnes mises, avec le public toujours friand de méchants, dans la poche de : le contre-ténor français, qui n'en est pas à son premier méfait (son Polinesso a déjà terrifié l'Autriche, la Suisse, ainsi que la principauté d'une autre famille familière des tabloïds : Monaco), arbore une maîtrise stupéfiante du rôle : les serpentines vocalises introductives de Spero per voi, sì, sì, l'ambitus du très vertigineux Dover, giustizia, amor. Surgit ensuite l'Ariodante rayonnante et juvénile d'Emily D'Angelo qui, déjà admirée à Bastille dans la reprise du Faust de Tobias Kratzer, est une découverte pour beaucoup. Nul doute que l'Ariodante de Carsen ne l'inscrive déjà dans la liste des artistes qu'on aimera suivre, longue silhouette androgyne qui n'est pas sans rappeler la prime Anne Sofie Von Otter, toute de présence scénique magnétique et de naturel vocal confondant, jusqu'au souverain Dopo notte atra e funesta. Puis on lie connaissance avec un Roi d'Écosse d'une solide maturité (Matthew Brook), flanqué de son favori Odoardo (Enrico Casari, clair et stylé). La fin du premier acte accueille le dernier invité à la cour : , ténor à la technique irréprochable face aux sauts de haies des vocalises dont la partie de Lurcanio est truffée. Bien chantant, le choeur porte seul les stigmates de cette journée particulière, lors de sorties de scène hésitantes.

Voilà pour le ramage de cette Ariodante : une leçon de musique qui, même si elle se clôt dans un lieto finale triomphal prévisible annoncé par des applaudissements de plus en plus nourris après chaque air, n'aura totalement réjoui que les contempteurs récurrents des mises en scène d'opéra d'aujourd'hui. Vite, le plumage. Vite, les images ! Vite, le spectacle total ! Vous nous avez manqué au moment des saluts : à très bientôt, Monsieur Carsen !

Crédits photographiques : © E. Bauer_ONP / Mark Pillai

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