Porter sur la scène lyrique Le nom de la rose, le roman foisonnant d'Umberto Eco, c'est le défi que relève brillamment Francesco Filidei avec son troisième opéra donné en italien à la Scala, un ouvrage qui, sans nul doute, fera date dans les annales de la grande maison milanaise.
S'il fait appel, comme dans son premier opéra Giordano Bruno, à l'ami et fidèle Stefano Busellato, pour l'accompagner dans l'écriture du livret à partir des sept cents pages du texte d'Eco, Francesco Filidei établit seul la grande forme musicale de l'ouvrage lyrique, respectant la découpe temporelle du roman en sept journées plus un prologue. Selon un schéma imparable et labyrinthique, partant du do de la gamme (prologue) pour y revenir (dernier feuillet), Filidei distribue ses 24 scènes (ou stanze) sur l'un des degrés de la gamme chromatique, choisissant le fa# comme pivot central et symbolique (référence au diabolus in musica du Moyen Âge) et moment de tension maximale de la dramaturgie.
Un polar du Moyen Âge
Le vieil Adso da Melk se remémore un épisode qu'il a vécu dans sa jeunesse alors qu'il était novice et disciple de l'ancien inquisiteur Guglielmo da Baskerville. Nous sommes en 1327, à une époque de lutte âpre contre les hérésies et de tension entre l'empereur Louis de Bavière et le pape Jean XXII résidant en Avignon. Envoyés dans une abbaye que dirige Abbone da Fossanova pour arbitrer une rencontre avec une délégation papale, Guglielmo et Adso sont les témoins de plusieurs morts (meurtres ?) parmi les moines. Ils mènent alors l'enquête, partageant durant sept jours la vie d'une abbaye qui laisse planer plus d'un mystère, celui de la bibliothèque notamment, à laquelle n'ont accès que les deux responsables, Malachia et son assistant Berengario, où il est question d'un certain manuscrit en grec…
Imagerie médiévale
Dans la conception de l'espace scénique éclairé d'une croix géante, la bibliothèque est située à un niveau supérieur, devinée plutôt que visualisée à travers un ensemble de tulles (ils échoueront sur le sol lors de l'incendie) qui entretient l'ambiguïté visuelle et sur lequel joue la lumière. Y apparaît néanmoins le chœur en charge de la narration, le récit du vieil Adso passant par le murmure collectif comme si la voix était « traitée » électroniquement.
Sur le plateau, les scènes s'enchainent avec un changement de décor à vue et selon l'imaginaire luxuriant du metteur en scène Damiano Michieletto et les variations d'ambiances colorées (Fabio Barettin). Un « C » enluminé avec une créature mi-homme mi-animal jouant de la viole, pour l'entrée dans le scriptorium, une madone géante (dans les bras de laquelle vient se blottir Adso) pour l'intérieur de l'église, un aquarium plein de sang (celui du cochon qui vient d'être occis) où le moine Venanzio est retrouvé mort… La première stanza, l'une des plus spectaculaires de l'opéra, met sur le devant de la scène le tympan de l'église de Moissac, une vision de l'apocalypse correspondant au mieux à celle qui ravit les yeux du jeune Adso à son arrivée à l'abbaye bénédictine et qui prend dix pages de description dans le roman ! Les bas-reliefs sont ici transpercés par des corps nus qui se contorsionnent (Erika Rombaldoni pour la chorégraphie) et qui finissent par porter en gloire le novice.
Une jubilation sonore et rythmique
Cette première scène s'accompagne d'une chanson festive du Moyen Âge (le Chœur de la Scala) voilée de percussion scintillante, une citation revisitée comme celle du « Sederunt principes » de Perotin, chanté par les moines dans l'acte II (après le grand débat théologique) et accompagné de cloches tubes et de sonnailles. Les textes en latin (ils sont nombreux et jamais traduits, comme chez Eco) font souvent appel à la psalmodie grégorienne. Telle s'affiche l'esthétique musicale de Filidei : au sein d'un univers fortement original, le compositeur assume son rapport au passé tout en entretenant une relation au son et au rythme très personnel, dans un esprit satirique et frondeur qui déclenche plus d'une fois le sourire (sinon le rire) dans l'opéra. Au début de l'acte II, c'est un coucou mécanique (on connait la passion filidéienne pour les appeaux) qui accompagne le dialogue d'Adso avec Salvatore, une créature mi-homme mi-diable duquel le novice tente d'obtenir des renseignements. On entend à plusieurs reprises hennir les chevaux à la faveur d'une écriture bruitée que Filidei manie en virtuose, ou battre des coups de fouets lors de l'interrogatoire de Remigio par le grand inquisiteur. Citons également ses « flèches » très sciarriniennes décochées par la flûte (mi-son mi-souffle) qui sont autant de signaux dans la dramaturgie : en définitive, s'entendent peu d'instruments reconnaissables (sinon l'accordéon à la toute fin de l'opéra) mais une alchimie sonore bien à lui (filtrages des cordes, techniques de jeu non traditionnelles) qui découvre une autre chair et révèle une autre saveur.
Côté voix, il y a ce désir de Filidei de composer « de longs récitatifs et d'amples airs » qui n'arrivent d'ailleurs pas toujours là où on les attend. Mais on repère également cette manière − un rien systématique mais très efficace sur le plan de la dramaturgie − de scansion rythmique plus ou moins soutenue des mots du texte où la voix est doublée par une instrumentation spécifique (le riche set de percussions, mais pas seulement) selon le personnage qui s'exprime et la tension du discours. S'illustre peut-être, là encore, une recherche d'hybridation des voix qui passionne cet amoureux du son. Le jeu instrumental en synchronie avec la voix du chanteur met à rude épreuve la tâche du chef d'orchestre (expert Ingo Metzmacher) comme celle des instrumentistes dans la fosse.
Une riche palette de timbres vocaux
Le seul personnage féminin (La ragazza) au sein d'une communauté exclusivement masculine, rend nécessaire la différenciation (particulièrement réussie) des timbres de voix. On compte trois rôles travestis dont ceux d'Adso, le novice (la mezzo Kate Lindsey) et de l'inquisiteur sanguinaire Bernard Gui (la contralto Daniela Barcellona) ainsi que trois contre-ténors (dont les deux bibliothécaires), des ténors (léger ou pas), des basses (bouffes ou profonde) et deux barytons que l'on ne saurait confondre tant les rôles diffèrent, Salvatore et Guglielmo. Ce dernier et son assistant Adso constituent le duo de choc de l'opéra. Lucas Meachem est un baryton rayonnant dont l'aisance et la projection vocale font des merveilles. Des qualités que l'on retrouve chez Kate Lindsey, seule voix à faire courir un frisson amoureux dans cette scène cruciale au mitan de l'opéra (sur le Fa #) où le novice fait l'expérience de l'irrépressible désir de la chair tandis que la voix vocalisante de Katrina Galka (La ragazza) devient chant d'oiseau. Si la basse d'Abbone reste, à juste titre, un peu en retrait, celles de Roberto Frontali /Salvatore et de Gianluca Buratto/Jorge da Burgos sont autant de puissantes incarnations, tout comme le contralto de Daniela Barcellona dans le rôle un rien caricatural de l'inquisiteur cruel et méchant. Citons encore, au sein d'un casting qui n'admet aucune faiblesse, le ténor Giorggio Berrugi/Remigio le glouton qui, dans son air truculent, demande à Guglielmo de lui pardonner ce péché de vieillesse.
La parole est profuse et le livret un rien dense et touffu mais l'épurer davantage eût été trahir l'esprit du roman et ce goût de l'énumération qui fait jubiler l'écriture d'Eco comme celle de Filidei. On comprend mieux désormais la raison qui pousse le compositeur à traduire son livret en français pour la reprise de l'opéra (co-commande de la Scala et de l'Opéra national de Paris).