Parce que MeToo# est passé par là, la mise en scène que Jean-François Sivadier avait imaginée pour Carmen de Georges Bizet à l'Opéra de Lille en 2010, traitant l'intrigue à la manière d'une comédie musicale, laisse échapper le caractère profond de l'opéra de Georges Bizet pour ne montrer que l'aspect anecdotique du drame de Prosper Mérimée.
Que peut-on encore raconter d'original sur Carmen de Bizet, l'opéra le plus joué au monde ? Et surtout comment le raconter ? On se souvient qu'en 1954, le cinéaste Otto Preminger avait imaginé la transposition de la nouvelle de Prosper Mérimée mise en musique par Georges Bizet dans son film Carmen Jones. La magnifique Dorothy Dandridge était Carmen et le superbe Harry Belafonte incarnait Don José dans une usine où des femmes étaient chargées du pliage de parachutes pour l'armée américaine. La mezzo Marylin Horne, alors débutante, était la voix chantante de Dorothy Dandridge alors que l'acteur LeVern Hutcherson prêtait la sienne à Harry Belafonte. En France, le film fut interdit de projection jusqu'en 1981 pour cause de procès intenté par les héritiers des librettistes français originaux Henri Meilhac et Ludovic Halevy pour « détournement ». Combien de procès aujourd'hui pour les mises en scène « détournées » d'opéra ? Certes, le metteur en scène Jean-François Sivadier raconte l'intrigue comme dans le livret de l'opéra, avec quelques adaptations de langage bienvenues dans les dialogues parlés. Alors, de quoi pourrait-on se plaindre ? Tout simplement, dans le but de plaire, d'alléger le propos, Jean-François Sivadier choisit de traiter cet opéra comme une comédie musicale. Pourtant, Carmen est un drame. Un drame de la jalousie amoureuse. Dès les premiers instants de l'intrigue, dans un étouffant été de Séville, des soldats accablés par la chaleur doivent contenir les explosions d'humeur d'une troupe de femmes en proie à des luttes intestines, la plus belliqueuse d'entre elles, Carmen, jouant de sa séduction naturelle pour exercer son pouvoir sur les hommes. Cette passionaria jette son dévolu amoureux sur Don José, un brigadier, qui succombe au charme de la bohémienne jusqu'à s'enfermer dans une dévotion amoureuse maladive qui le conduira au crime et à la ruine. Rien de plus dramatique que dans West Side Story de Leonard Bernstein nous oppose a-t-on. Certes, sauf que Carmen est un opéra, avec ce que cela comporte d'obligation respectueuse à l'art lyrique par rapport à l'approche scénique d'une comédie musicale. Ainsi, lorsque toute la troupe s'élance vers le front de scène pour chanter face au public « Sur la place, chacun passe », ou encore plus loin, que les gamins, alignés sur le devant de la scène chantent, face au public, « Avec la garde montante », on produit de belles images mais on enlève du sens au discours pour ne laisser entendre qu'un air, des mots, une musique. Quel sens réel donner à ces cigarières, toutes assises, les jambes croisées, fumant des cigarettes, faisant toutes le même voluptueux geste des bras au-dessus de leur tête ? Ce n'est pas une farce d'Offenbach, mais un opéra de Bizet ! Bien sûr, ces images impriment une idée qui poursuit le chaland tout au long de l'opéra : il faut alléger le propos. Il faut amuser le public, se l'approprier. Reconnaissons cependant qu'au début du deuxième acte, alors que l'action se passe dans l'auberge de Lillas Pastia, la danse et la musique sont de la fête. Là, l'approche scénique de Jean-François Sivadier est parfaitement en symbiose avec le propos de l'opéra. C'est d'ailleurs la scène la mieux réussie de cette soirée.
Pour être dans l'air du temps, le plateau est vide d'accessoires. Cantonnées sur les côtés de la scène, des chaises. Le mythique accessoire de toutes les mises en scènes d'il y a quinze ans. Au besoin, on les amène pour une scène avant de les repousser vers les coulisses. Micaela s'y pose pour chanter son duo avec Don José « Parle-moi de ma mère ! » Les ultimes notes de son air à peine envolées qu'on remet l'accessoire en coulisses, comme un acteur sortant de scène. Et que penser de ces caisses que transporteront les contrebandiers dans la montagne qu'on descend des cintres dans de grands filets, comme si ces marchandises étaient héliportées ? On s'étonne de constater que ces incongruités de mise en scène n'aient pas été corrigées depuis la production de cet opéra à Lille en 2010 ! Est-ce l'intouchable valeur artistique d'une mise en scène ?
Les costumes (Virginie Gervaise) sont bien loin de l'Espagne avec les soldats et leur chef Zuniga, en kakis militaires grisâtres et fatigués et casquettes d'officier américain. Les décors (Alexandre de Dardel) se limitent à quelques panneaux percés d'une porte pour suggérer tantôt l'usine des cigarières, tantôt l'auberge de Lillas Pastia ou l'enceinte des arènes de Séville, et le rideau de toile légère qu'on ferme ou qu'on ouvre aux besoins d'une scène ou d'une autre, et les éclairages (Philippe Berthomé) n'apportent pas grand-chose aux ambiances de l'intrigue, la volonté de gommer la flamboyance de l'Espagne de Mérimée n'est pas digne ni du personnage de Carmen, ni de l'intrigue et encore moins de l'opéra de Bizet.
Le plateau vocal est « outrageusement » habité par la personnalité vocale et scénique de la mezzo-soprano Antoinette Dennefeld (Carmen). Reprenant le rôle qu'elle avait créé à Dijon en 2019, et sa prestation strasbourgeoise de décembre 2021, elle est une Carmen de grande classe. Loin de la caricaturale Carmen provocante, Antoinette Dennefeld propose une bohémienne de nature attirante et de beauté naturelle. Consciente de son charme, elle en use avec une parcimonie d'autant plus retenue qu'elle suscite le plus grand désir des hommes. Vocalement parfaitement préparée, elle domine le plateau sans désir de briller pour elle-même. Impliquée, habitée par son personnage, elle existe bien au-delà des exigences de la mise en scène. Dosant ce qu'il faut de voix, jamais elle ne dépasse les besoins de l'expression théâtrale. Pas de cris, pas de stridences, sa Carmen vocale est un exemple d'intelligence interprétative et de chant lyrique.
Son chant n'est que plus apprécié qu'à ses côtés, le plateau n'est pas idéal. À commencer par le ténor Edgaras Montvidas (Don José). Dès sa première intervention, on perçoit une certaine inadaptation du volume de son instrument tant à la scène qu'il joue, qu'à la salle de l'Opéra de Lausanne. Se complaisant dans un chant forte sans grandes nuances, le volume sonore qu'il déploie nuit à la qualité de son émission et donne, du passage de la voix de poitrine à la voix de tête, l'impression d'entendre deux interprètes différents. Il faudra attendre l'air « La fleur que tu m'avais jetée » (fleur qui d'ailleurs tombe des cintres pour se planter, tel un poignard, dans le plancher !) pour qu'une belle palette de nuances vienne couronner un chant enfin sensible. De toute évidence, l'air (que les ténors chantent souvent dans les concours) a été travaillé parce que la ligne de chant que Montvidas offre ici ne se retrouve plus dans le reste de sa prestation. Ce manque de style s'applique tout autant au baryton-basse Philippe Sly (Escamillo). Certes, la voix est intéressante. Son timbre claironnant, son aisance dans le registre aigu, ne sont pas sans rappeler l'émission vocale typique des barytons de l'école américaine, voire d'un certain Samuel Ramey. Dans son « Toréador, en garde ! », le manque de legato, les notes résolument trop courtes, montrent des limites pour un artiste pourtant déjà demandé dans de grandes maisons.
De son côté, la soprano Adriana Gonzalez (Micaëla) offre plus une démonstration de ses capacités vocales qu'une réelle interprétation du personnage de l'intrigue. Dotée d'un instrument puissant, elle est capable d'émission de suraigus d'une douceur extrême. Dommage qu'elle n'en use pas forcément à bon escient. D'une part Bizet ne demande pas la puissance d'émission vocale d'un Verdi et, d'autre part, les suraigus filés « à-la-Caballé » ont moins leur place dans sa première rencontre avec Don José que dans le sublime « Je dis que rien ne m'épouvante. » Des rôles secondaires, on remarque l'excellente prestation tant vocale que scénique de la soprano Judith Fa (Frasquita) comme celle du ténor Loïc Félix (Le Dancaïre).
Si nous avons relevé plus haut l'utilisation scénique pas très heureuse du chœur, sa prestation vocale souvent tonitruante se trouve influencée par celle qu'impose le volume sonore excessif déployé par Don José. Dans la fosse, l'énergie imprimée dès l'ouverture par le chef Jean-Marie Zeitouni à un Orchestre de Chambre de Lausanne volontaire donne une belle impulsion à cette soirée, mais les inégalités vocales du plateau font passer l'homogénéité musicale de l'orchestre au service des solistes plutôt qu'à l'imposition d'un caractère théâtral à la musique de Bizet.