Le Festival Palazzetto Bru Zane Paris célèbre au Châtelet le cent-cinquantenaire de la mort de Georges Bizet avec un cycle qui lui est consacré. Pièce maîtresse de celui-ci, un spectacle réunissant L'Arlésienne d'après Alphonse Daudet en version scénique et l'opéra comique en un acte Le Docteur Miracle, œuvre de jeunesse du compositeur.
Nous avons tous (ou presque), caracolant encore quelque part dans nos têtes, la Marche des Rois et la Farandole de la suite L'Arlésienne tirée de la musique de scène écrite pour la pièce éponyme d'Alfonse Daudet… beaucoup moins les autres séquences musicales de cette œuvre tardive de Georges Bizet. Mais rien du rare et méconnu aujourd'hui Docteur Miracle, savoureuse œuvre de jeunesse composée pour un concours organisé par Jacques Offenbach aux Bouffes-Parisiens et qui avait remporté le 1er Prix ex-aequo avec celle de Charles Lecocq. Le Palazzetto Bru Zane a eu cette excellente idée de les exhumer et de les présenter en un diptyque contrasté, drame régionaliste versus farce burlesque façon commedia dell'arte. Mais cette juxtaposition creuse par trop l'écart entre une version scénique de L'Arlésienne qui a du mal à prendre, au rythme problématique, et une opérette pétillante menée tambour battant.
Bien que la pièce en cinq actes de Daudet soit ici réduite, réécrite même par Hervé Lacombe, grand spécialiste de Bizet, en un conte musical pour récitant, ensemble vocal et orchestre, le temps paraît long jusqu'à son tragique dénouement, et par moments l'ennui pointe. À partir de ce récit inspiré des Lettres de mon moulin, Pierre Lebon, metteur en scène, décorateur, costumier et interprète (du rôle de l'Innocent), a monté une version scénique de l'Arlésienne centrée essentiellement sur le personnage de Balthazar, vieux berger et conteur de la triste mésaventure qui pousse au suicide le jeune Frédéri, irrémédiablement attiré par la belle et volage Arlésienne, dont l'absence légendaire la tient à l'état de fantasme. Eddie Chignara endosse le rôle parlé de Balthazar dans un seul en scène ou presque, laissant de sporadiques interventions verbales aux personnages de Rose et de l'Innocent tenus par des danseurs. Le décor unique est un moulin fabriqué en planches de bois, transporté sur une vieille charrette au centre de la scène, qui fera aussi office de castelet une fois ses tréteaux déployés. Sa conception est joliment poétique, des images peintes du monde rural au XIXe siècle défilant en fond d'écran, animation à laquelle s'ajoute celle des lumières subtiles du talentueux Bertrand Killy.
Les personnages de l'histoire, muets, s'expriment par la pantomime sur la musique de Bizet ou, selon les moments, celle des paroles de Balthazar. Mais leurs danses comme improvisées, plaquées sur le spectacle, ne captivent pas sur la durée, lassent même, diluant la tension que réclame le drame, et donnant l'impression de meubler. La présence scénique et l'engagement d'Eddie Chignara ont beau faire, les interventions bienvenues du chœur réduit à quatre chanteurs (ceux du Docteur Miracle) ont beau tenter de rompre la monotonie, l'ensemble ne prend pas vraiment. Mais il y a la musique de Bizet, ses couleurs enrichies par la présence du saxophone, du piano et de l'accordéon qui remplace l'harmonium, ses mélodies originales ou inspirées d'emprunts, qui, elle, par son pouvoir d'évocation, est plus vivante que les personnages-santons de Provence qui s'animent sur scène. Et c'est la talentueuse Sora Elisabeth Lee, à la tête des 26 instrumentistes de l'Orchestre de Chambre de Paris, qui est actrice de cela, par sa direction sensible et subtilement rythmée. Une musique au fond qui se suffit à elle-même.
La seconde partie est une toute autre histoire… qui nous entraîne d'un bout à l'autre dans la folle et joyeuse énergie du Docteur Miracle ! Sur la musique délicieuse de Bizet, bourrée d'originalité et d'humour, d'une orchestration incroyablement riche pour un compositeur âgé de seulement 18 ans, Pierre Lebon réussit un coup de maître en jouant à fond la carte du burlesque. Les ficelles du livret de Léon Battu et Ludovic Halévy reposent sur l'interaction de cinq personnages : le ventripotent podestat de Padoue qui s'oppose au mariage de sa fille Laurette avec le jeune capitaine Sivio qui, pour parvenir à ses fins, se fait passer d'abord pour Pasquin, un domestique simplet engagé par le père de son amoureuse, et son épouse Véronique qui ne rêve que d'une chose, devenir veuve. Au milieu de tout ça une omelette empoisonnée qui en fait ne l'est pas, prétexte au Docteur Miracle – alias Sivio – charlatan de son état, pour venir affublé de son assistant, sauver le podestat de son ingestion soi-disant fatale en contrepartie de la main de Laurette. Le décor rappelant le théâtre de tréteaux, enchevêtrement de praticables et boîtes à trappes qui claquent et d'où surgissent ou disparaissent les personnages est le lieu d'une chorégraphie désopilante et expressive, réglée au millimètre, à laquelle se livrent dans un tourbillon incessant les chanteurs-acteurs inventifs et parfaitement à l'aise dans l'exercice. Tous vêtus d'un rouge éclatant, ils rivalisent de drôlerie, de peps, dans des gags qu'on accueille avec joie.
Marc Mauillon jongle d'un rôle à l'autre, d'un costume à l'autre, avec virtuosité, projetant en toutes circonstances sa voix claire et sonore sans faillir en dépit de ses gesticulations d'un niveau à l'autre du décor. Une performance ! Incarnant le podestat, Thomas Dolié, de sa haute stature, et muni d'une fausse bedaine, utilise toutes les ressources de sa voix de baryton pour camper un idéal dindon de la farce. Héloïse Mas est irrésistible dans le rôle de Véronique, veuve libidineuse à laquelle elle prête sa voix ample aux graves larges et souples. La voix toute en fraîcheur, quoique moins projetée, de Dima Bawab n'est pas sans charme, dans son interprétation malicieuse du personnage de Laurette. Enfin Pierre Lebon fait aussi partie de la distribution, endossant les rôles parlés, d'abord dans un monologue plein de sel en préambule de l'opérette, puis en assistant du Docteur Miracle.
La scène de l'omelette, sommet du spectacle, est à elle seule à voir et à revoir pour son humour raffiné et la complicité de ses protagonistes. Un moment d'anthologie !
Crédits photographiques : © Thomas-Amouroux
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