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Trois Sœurs de Péter Eötvös à Salzbourg, l’intime et le tapage

La mise en scène tapageuse et impitoyable d' ne suffit pas à faire obstacle à la puissance de l'émouvant chef-d'œuvre d'Eötvös, grâce à une distribution remarquable.

C'est l'année des contre-ténors à Salzbourg, décidément : après la Passion selon saint Jean, Mitridate et Giulio Cesare, voilà Trois Sœurs de qui en comporte quatre de plus. Le choix d'Eötvös, inspiré par le théâtre japonais, de faire de tous les personnages féminins de la pièce de Tchekhov des contre-ténors avait beaucoup marqué lors de la création de l'œuvre à Lyon en 1998 ; cette ambiguïté de genre nous est beaucoup plus familière aujourd'hui, ce qui ne donne que plus d'impact à ce choix audacieux qui paraît désormais presque naturel.

Tout le début de l'opéra, hélas, disparaît dans le chaos, autour de la scène de l'incendie dans le village voisin : ça bouge dans tous les sens, sans structure, sans vision d'ensemble. La scène de la Felsenreitschule est très large, c'est sa qualité et son défaut ; bien des metteurs en scène s'y sont perdus, et Titov tombe dans tous les pièges que cet espace hors norme pose aux metteurs en scène. Le premier de ces pièges est certainement la tentation d'y mettre un décor énorme pour occuper l'espace : s'inspirant de la scène de l'incendie, le décorateur Rufus Didwiszus a construit l'image d'une catastrophe, en une sorte de digue asphaltée supportant une voie ferrée, et interrompue par un viaduc, l'ensemble étant naturellement intégralement effondré. Un bon décor est un décor qui interagit avec les personnages, qui donne l'impression que ce qui s'y passe ne pourrait se passer ailleurs : ici, même quand les personnages montent sur cette digue, le décor apparaît surtout comme une gêne visuelle, faisant disparaître dans l'infiniment petit les scènes plus intimes qui sont la grande force de l'opéra. On sent chez Titov la volonté de prendre le contre-pied de la production initiale d'Ushio Amagatsu, directement issue du théâtre japonais qui avait inspiré Eötvös : pas de réduction formelle, pas de mise en évidence de la structure, pas de mélancolie dans la gestuelle, remplacée par une direction d'acteurs vaguement réaliste. Que Titov rajoute des personnages dont le lien avec l'histoire centrale n'apparaît jamais est bien le signe qu'il ne sait pas quoi faire avec cette œuvre.

Plus encore que Giulio Cesare, le festival peine à remplir la salle pour ces Trois sœurs, et on peut douter que les choix de Titov aideront à améliorer le remplissage des représentations suivantes, même si le public de la première semble impressionné par le grand format du spectacle. L'orchestre ne suffit pas à compenser le regard peu compatissant de Titov sur les personnages. Les mérites du sont bien connus à Salzbourg, et n'y est pas non plus un débutant ; on regrette d'autant plus qu'il se laisse lui aussi par moments aller à suivre la mise en scène dans ses ambitions de gigantisme, même s'il est heureusement au rendez-vous pour accompagner avec délicatesse les scènes plus délicates. Eötvös prévoit un double orchestre, dix-huit musiciens en fosse (surtout des vents), trois fois plus en arrière scène. La Felsenreitschule est creusée dans la roche, si bien qu'on ne comprend pas très bien où est situé ici ce second orchestre. On soupçonne qu'il n'est audible que par hauts-parleurs ; l'effet recherché par Eötvös, lui, n'est pas audible du tout.

La distribution est dominée par la plus jeune des trois sœurs, en la personne de , déjà remarqué plusieurs fois par ResMusica, avec son vrai timbre de soprano et sa gracilité encore adolescente : son Irina éminemment féminine contraste ainsi avec ses deux sœurs déjà engoncées dans les convenances, leurs corps déjà privés de liberté de mouvement – ce qui n'est pas une raison pour que le metteur en scène les laisse à ce point en marge, malgré les mérites des deux chanteurs, (Macha) et (Olga).

Autour des trois sœurs, le festival a choisi une distribution de très grande qualité : la basse somptueuse d' se met avec ironie au service du brutal Salioni, a tout le lyrisme nécessaire à son rival heureux Tusenbach, et Jörg Schneider est parfait en docteur bouffon et désabusé.

Beaucoup plus problématique est le traitement réservé à Natacha, l'égoïste et agaçante épouse d'Andrei, le frère raté des trois sœurs : ne fait pas dans la subtilité, ni scéniquement, ni vocalement ; on admire la force de projection de sa voix, mais on aimerait aussi qu'il ait un peu d'empathie pour son personnage. Au contraire, qui chante son mari Andrei offre le plus beau moment d'émotion : l'opéra d'Eötvös refuse la caricature, et même s'il reste prisonnier de ce monde décevant qu'il déçoit lui-même, il en montre la souffrance et la conscience qu'il a de sa propre faiblesse. Titov l'abandonne devant la masse du décor, mais du moins le moment où il se dépouille de sa graisse factice pour se retrouver lui-même sous l'apparence est un des rares cas où la mise en scène ne se met pas en travers de l'œuvre.

Crédits photographiques : © SF/Monika Rittershaus

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