Avec une Marina Viotti radieuse, un Cyrille Dubois sublime, un Marc Minkowski en plénitude et Les Musiciens du Louvre aux anges, Georges Bizet reçoit un hommage dithyrambique au Gstaad Menuhin Festival.
«La fleur que tu m'avais jetée…» Cyrille Dubois (Don José) s'agenouille, une rose entre les mains. Il la porte à son visage pour s'imprégner de son parfum tout en continuant de chanter sa cantilène. Marina Viotti (Carmen), assise sur une banquette basse, lui tourne le dos. Le chant du ténor est d'une beauté diaphane, les mots d'une clarté immense. Lentement, Don José se relève et s'avance vers Carmen, puis s'agenouillant à nouveau, il se love contre elle. Il termine avec un déchirant et bouleversant « Carmen, je t'aime ! » Instant suspendu. Marina Viotti visiblement émue laisse tomber son bras sur l'épaule du ténor. Marc Minkowski se retourne vers les chanteurs, leur adresse un sourire complice et satisfait. Un beau silence permet de goûter quelques secondes encore cette émotion avant que crépitent les applaudissements à ce qui aura été le moment culminant de cette soirée. On reprend son souffle. On éponge discrètement les quelques larmes qui inévitablement ont jailli des yeux de spectateurs parmi les plus sensibles. Et le public d'applaudir à tout rompre les artistes qui depuis trois quarts d'heure nous régalent d'un art du chant au-delà de la simple musique. Avec cette scène en apothéose d'un partage musical exceptionnel, Marina Viotti, Cyrille Dubois, Marc Minkowski et Les Musiciens du Louvre ont offert l'essence de l'art : l'éther du réel, le rêve éveillé.
On sait Cyrille Dubois friand de mélodie française. On le connait pour sa voix de ténor di grazia. Une voix qui, en début de soirée, s'est admirablement épanouie dans la romance de Nadir « Je crois entendre encore » tirée des Pêcheurs de perles. Quel phrasé, quelle diction ! Jamais on n'imaginerait qu'une voix aussi gracieuse soit aussi à l'aise dans le rôle de Don José généralement attribué à des ténors de forte puissance vocale. Et pourtant, Cyrille Dubois fait preuve d'une implacable autorité vocale devant la Carmen en feu de Marina Viotti.
Comment peut-on ne pas aimer cette Carmen-là ? Elle est si belle, si désirable, si virevoltante avec sa robe rouge. Et quel sourire, quels rires, quelle classe ! Incontestablement, avec Marina Viotti, l'art lyrique possède la Carmen de rêve. Quelle voix triomphante et enjôleuse dans son « Près des remparts de Séville » ! Irréprochable et enthousiasmante, elle l'est encore dans son « Je vais danser en votre honneur. » Lumineuse, débordante d'énergie, on la sent vocalement totalement libérée. La voix est claire, brillante, parfaitement équilibrée, l'aisance de la phrase musicale est totale, le contrôle de la diction impeccable.
Ces moments de grâce sont indéniablement dus à un concours de circonstances alliant savoir faire, professionnalisme avec une bonne dose de « ce-je-ne-sais-quoi » qui font l'artiste. Il y a chez Marc Minkowski un petit quelque chose qui d'emblée rend sympathique tout ce qu'il touche, rompant avec les canons traditionnels attachés aux concerts symphoniques et son cortège de convenances (accordage des bois et des cuivres, du premier violon et des autres cordes, du silence avant l'arrivée du chef, de se tenir debout à son entrée, l'attente de son signe pour se rasseoir). Marc Minkowski, lui, pénètre en même temps que ses musiciens. Tous sourient, lui peut-être plus que les autres, comme pour leur signifier qu'on va bien s'amuser. Tournés vers la salle, tous s'inclinent pour saluer le public avant de prendre place et d'ouvrir les feux sans autre forme de procès. Une simple et naturelle mise en scène qui, immédiatement détend l'atmosphère.
Mais cette apparente bonhomie ne cache aucunement le sérieux qui exhale des pupitres de l'orchestre. Dans les pages diverses de Bizet choisies pour le 150e anniversaire de la mort du compositeur, Marc Minkowski les entrecoupe de quelques courtes pièces musicales tirées des Jeux d'enfants pour piano à quatre mains dont quelques-unes ont été orchestrées par Georges Bizet. Ces petits bijoux musicaux – on a particulièrement apprécié l'effréné Le Bal – permettent aussi au chef de présenter au public, dans de brefs discours teintés d'humour, les œuvres inscrites au programme du concert.
Si on apprécie l'extrême attention apportée au dosage des pupitres lors de la première partie du concert, laissant ainsi aux deux chanteurs toute latitude à l'expression vocale, la seconde partie du concert est réservée aux deux suites symphoniques L'Arlésienne. Marc Minkowski, à la gestuelle un peu pataude si particulière, sait tirer le charme de cette partition avec un équilibre musical de belle facture. Les têtes qui dodelinent en rythme, les sourires qui s'échangent entre les musiciens attestent du plaisir que le chef réussit à imprimer au charme de cette partition. Qu'il est beau ce saxophone alto dominant de sa sonorité moelleuse les cordes et les bois !
Le public émerveillé et conquis n'a pas à insister trop longtemps pour que, généreusement, Marina Viotti et Cyrille Dubois offrent un « Près des remparts de Séville » en bis, Carmen-Viotti chantant devant la scène au niveau du public et Marc Minkowski et ses Musiciens du Louvre donnent une dernière touche de bonheur musical avec un pastiche viennois de Carmen, un endiablé Carmen-Quadrille op. 134 d'Eduard Strauss (1835-1916), un des fils de Johann Strauss.
Crédit photographique : © Monika Ritterhaus (MarinaViotti), © Philippe Delval (Cyrille Dubois)
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