En commandant une création originale à Paul Lightfoot, Jean-Christophe Maillot, le directeur des Ballets de Monte-Carlo a créé un événement très attendu. Le succès était au rendez-vous, éclipsant un peu Herman Schmerman de William Forsythe, proposé en première partie.
Herman Schmerman est la deuxième œuvre créée par William Forsythe pour le New York City Ballet, dans le cadre du festival de nouvelles chorégraphies, The Diamond Projects, en 1992. A l'origine, la pièce est conçue comme un quintette de 12 minutes pour trois femmes et deux hommes, sur une musique électronique de Thom Willems. C'est une jubilatoire déconstruction de la danse classique, qui figure notamment au répertoire du Ballet de l'Opéra national de Paris. La même année, Forsythe reprend la pièce avec sa propre compagnie à Francfort et y ajoute un pas de deux.
La pièce ici remontée par Stefanie Arndt et José Carlos Blanco Martinez est d'une grande intensité, très enlevée et fluide, navigant entre l'esthétique académique et la modernité avec beaucoup d'aisance. Des pointes, des sauts et des portés mais aussi des arrondis de bras qui se cassent au niveau des poignets, des pieds qui se redressent, des courses d'un bout à l'autre du plateau… déclinant le vocabulaire néoclassique cher à Forsythe.
Les ruptures de rythme sont fréquentes mais l'énergie est bien là, de bout en bout. La joie à danser des interprètes est palpable et l'exécution impeccable, adoucissant quelque peu la musique complexe et parfois dissonante de Thom Willems. Après le quintette, le pas de deux est brillamment interprété par Juliette Klein, – qui nous avait tant impressionnée l'année dernière dans son interprétation de la Mégère apprivoisée à Biarritz, pour la clôture de la 34ème édition du festival Le temps d'aimer – et Simone Tribuna. L'osmose entre les deux danseurs est totale, l'interprétation sensible et très incarnée de Juliette Klein permet de faire passer toute une palette d'émotions complexes. Le travail du duo est envoutant. Il réalise un sans-faute sur une mise en scène dépouillée et une chorégraphie à la fois complexe et exigeante.
Mais c'est la création de Paul Lightfoot, See you, qui a fait se lever le public averti de l'Opéra de Monte-Carlo pour une longue standing ovation. Cette création pour Les Ballets de Monte-Carlo est la première que Lightfoot réalise en solo pour une grande compagnie depuis qu'il a quitté le Nederlands Dans Theater (NDT) où il a commencé sa carrière de danseur professionnel en 1985 avant d'être nommé chorégraphe interne avec sa compagne Sol León, puis directeur artistique jusqu'en 2020. Résolument intimiste, See you accueille les spectateurs dès le vestibule de l'Opéra avec un quatuor à cordes qui interprète une partition de Max Richter. Une fois assis, le public voit les danseurs arriver petit à petit du fond de la salle pour monter, chacun d'une manière différente sur la scène.
La douceur et l'originalité sont déjà là, avant même que le rideau ne s'ouvre sur les onze danseurs alignés, de dos, tout de gris vêtus. Le premier mouvement, marqué d'une douce mélancolie, alterne avec beaucoup de lenteur duos ou ensembles avec la même grâce, la même perfection technique caractéristique des Ballets de Monte-Carlo. La musique néo-classique de Richter se marie parfaitement avec la chorégraphie précise et délicate de Lightfoot, qui évolue lorsque le piano et les cordes de Max Richter font place aux chansons de Kate Bush. « Ses chansons passionnées nous guident à travers un labyrinthe de poésie, d'absurdité et des rêves les plus sobres » explique le chorégraphe. La danse se fait alors plus dynamique, flirte parfois avec le mime, le jeu. Les panneaux de tissus qui entourent le plateau montent ou descendent, le sol devient vague. Les accents celtiques de certaines chansons nous ramènent également à l'univers de Billy Elliot, qui n'est pas sans rappeler le propre de parcours de Paul Lightfoot, né dans une famille d'agriculteurs en Angleterre, aux antipodes donc de la danse classique qu'il commence pourtant à l'âge de 11 ans, et qui le mènera à la prestigieuse Royal Ballet School de Londres, avant qu'il ne rejoigne le NDT.
See you s'achève avec un retour à la musique live de Max Richter et les danseurs qui évoluent sur scène mais également sur un écran après avoir quitté l'Opéra, pour nous emmener jusqu'au bord de la mer, qu'ils contemplent de dos à nouveau, collés l'un contre l'autre. See you est un ballet d'une grande tendresse, délicat, romantique, aux accents nostalgiques. Le chorégraphe semble regarder en arrière avec une grande bienveillance en mettant notamment en scène de nombreux couples dans des duos très réussis. Les trouvailles chorégraphiques sont nombreuses sans être ostentatoires, poussant les corps des danseurs à leurs limites, sans que jamais l'effort n'apparaisse. Une vraie réussite pour un ballet qui fera date.