Vivent les festivals d'été, temps béni des découvertes ! Bregenz avait révélé le deuxième des huit opéras de Weinberg, La Passagère. Salzbourg met à l'honneur L'Idiot, chant du cygne lyrique du compositeur polonais.
L'été 2024 n'a pas dérogé à la règle salzbourgeoise : entre quelques sommets du répertoire (Don Giovanni, Les Contes d'Hoffmann, La Clémence de Titus) se sont glissés les quasi raretés Le Joueur de Prokofiev, et L'idiot de Mieczysław Weinberg. Ce dernier, qui avait eu à composer avec les deux totalitarismes qui terrifièrent le XXᵉ siècle européen, et qui avait fini par s'installer à Moscou, n'a jamais vu son opéra composé en 1986, et créé à Mannheim en 2013.
Conversation en musique entre Berg et Chostakovitch (qui appréciait fort son jeune collègue), orchestration luxuriante, lyrisme intense, concepteur d'atmosphères hors-pair (l'air gracile d'Aglaya et le prenant ostinato de son dialogue avec Myshkin au III) : on serait aujourd'hui tenté, à l'écoute de cet Idiot qui, idéalement interprété par des Wiener Philharmoniker somptueux, patiemment disséqué par la baguette de Mirga Gražinytė-Tyla, confirme l'impression durable laissée par La Passagère, de ranger Weinberg dans la liste des grands compositeurs d'opéras du XXᵉ siècle.
L'Idiot s'appuie lui aussi sur un solide livret, cette fois tiré du roman éponyme de Dostoïevski. Tout prince qu'il est, Myshkin est, davantage qu'un soi-disant simple d'esprit, un homme particulièrement poreux à tous les sentiments de ses congénères : à ceux d'Aglaya qui en pince pour lui, mais peut-être plus encore à ceux de Nastasya, intoxiquée par la passion que lui porte Rogozhin. Cette volonté de sauver tout un chacun (“ Ce monde est malade, il doit être guéri”) fait de Myshkin une manière de Christ d'aujourd'hui, ce qu'a très bien compris Krzysztof Warlikowski qui superpose de façon bouleversante dans leur nudité respective, le corps du prince à celui du gisant de Holbein.
La scénographie de Malgorzata Szczęśniak, qui a lambrissé toute la longueur de la Felsenreitschule, épouse la narration d'un long travelling donnant à voir (panneaux coulissants, tableau noir, bandeau défilant pour identifier lieux et temporalités, et bien sûr fauteuils de cinéma et petit lavabo pour les intimes du metteur en scène) aussi bien l'intérieur d'un wagon ferroviaire avec les paysages qui défilent, que les différentes intérieurs imposés par l'action.
Inconséquente et brûlante Aglaya de Xenia Puskarz Thomas, bien toxique Rogozhin de Vladimir Sulimsky, bien glauque Lebedev de Yuri Samoilov, percutant Gavrila de Pavol Breslik, Nastassya écorchée vive d'Aušrinė Stundytė, figures de proue du petit marigot humain où le Prince est au bord de perdre pied (les géniteurs d'Aglaya, Clive Bailey et Margarita Nekrassova et leurs deux autres filles, l'Alexandra de Jessica Niles, la Varvara de Daria Strulia) : la distribution, toute d'excellence, se voit dominée par l'incarnation de Bogdan Volkov en prince Myshkin. Crise de tétanie, larmes authentiques : l'investissement est total, le portrait déchirant. Un immense interprète dont les mots (“La miséricorde est la seule force directrice de l'existence humaine”) tombent comme des oracles.
Moins froide que certaines de ses réalisations antérieures, la lecture lisible et inspirée (très bien captée) que le metteur en scène polonais fait de l'œuvre de son compatriote procure une émotion profonde et durable, brandissant de surcroît cet opéra composé en 1986 en étendard accablant pour notre temps. Son Idiot est un retour en arrière de plus de trois heures attaché à expliciter son énigmatique première image : Nastasya. 25 ans. Elle le quitte. Il la tue.