Dans une mise en scène respectueuse et très réussie de David Geselson, avec une fort convaincante distribution de jeunes chanteurs, La Bohème de Puccini tire les larmes du public nancéien sous la baguette toujours vivifiante de Marta Gardolińska.
Comédien, metteur en scène et auteur venu du théâtre, David Geselson aborde ici pour la première fois l'univers de l'opéra. Et d'emblée le résultat est proche de l'idéal, sans relecture ou transposition intempestives, dans un constant respect de l'œuvre, de son cadre et de son époque, par une direction d'acteurs d'un parfait naturel et d'une émouvante sensibilité. Pour ce faire, la scénographe Lisa Navarro a conçu sans grandiloquence ni débauche de moyens un environnement à la fois séduisant et évocateur que subliment les éclairages essentiellement nocturnes de Jérémie Papin. De la modeste mansarde de Rodolfo, réduite intelligemment à la moitié de l'ouverture de scène aux premier et dernier actes à la Barrière d'Enfer désolée du III où tombe la neige sur un arbre décharné, en passant par la Café Momus au II qui ouvre largement le plateau meublé de quelques accessoires significatifs, tout sonne juste et vrai. Il en va de même des costumes « d'époque » de Benjamin Moreau, soignés et variés, qui dessinent avec acuité dans sa diversité et sa vitalité tout un petit peuple qui envahit le plateau par la salle au Café Momus mais est aussi témoin de la tragédie plus intime qui se joue. Au tableau final, muni de bougies rituelles, il viendra compatir à la mort de Mimi en silence.
David Geselson et son équipe n'oublient cependant pas la grande Histoire et nous remémorent les conflits sociaux comme les révolutions politiques qui ont émaillé tout le XIXᵉ siècle européen et résonnent encore dans notre époque contemporaine. Tout cela est rappelé en préambule à travers les vidéos de Jérémie Scheidler projetées sur des éléments du décor tandis que l'orchestre interprète le début de l'élégie Crisantemi de Puccini. Puis l'Art, souvent en phase avec son époque, est convoqué : la peinture avec Delacroix (« Scènes des massacres de Scio » puis « La Liberté guidant le peuple »), Goya (« Tres de mayo »), Horace Vernet, mais aussi les vers sublimes de Victor Hugo ou Charles Baudelaire. Le figure libertarienne et féministe avant l'heure de Musetta est mise en évidence ; elle distribue à ses congénères la Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne d'Olympe de Gouges dont de multiples fascicules tombent sur le public au début de l'entracte. Par petites touches jamais assénées, l'ambiance privée et publique de l'époque du roman d'Henri Murger est ainsi parfaitement restituée.
Avec une distribution de jeunes chanteurs souvent en prises de rôle, David Geselson a pu bénéficier d'un terroir vierge et est parvenu à leur insuffler toute l'humanité et la vérité qu'il souhaitait. Lucie Peyramaure bouleverse en Mimi au caractère affirmé, moins soumise que d'habitude mais néanmoins malmenée par le destin. On peut y préférer des voix plus charnues mais elle assume avec brio les difficultés vocales du rôle et émeut par les variations d'intensité et de couleurs qu'elle y met et par son jeu d'un parfait naturel. Plus monolithique, du moins au début, le Rodolfo d'Angel Romero séduit vocalement par son timbre ensoleillé, son aigu sûr et clinquant et sa projection au squillo électrisant malgré un médium plus étouffé. Puis, frappé par la tragédie, il sait aussi se montrer fort crédible et touchant dans son désespoir et par de subtiles nuances vocales comme « Alla stagion dei fiori » qu'il conclut en voix mixte et en douceur.
Lilian Farahani emporte également l'adhésion avec sa Musetta au caractère bien trempé et à l'investissement total, impeccable sur le plan vocal et là aussi d'une profonde humanité. De même, Yoann Dubruque campe un excellent Marcello, toujours juste et vrai scéniquement et doté d'un superbe timbre de baryton à la projection affirmée. Louis de Lavignère est tout aussi intense en Schaunard et donne au personnage un relief et une présence inhabituels. Blaise Malaba marque moins en Colline à l'émission un tantinet engorgée mais capable néanmoins de profonds graves sonores.
Pour sa dernière apparition en tant que directrice artistique de l'Opéra national de Nancy-Lorraine, Marta Gardolińska prend à nouveau les rênes de l'orchestre de la maison où elle fut révélée en France avec Der Traumgörge de Zemlinsky en 2020 avant de le rediriger à de nombreuses reprises. Elle y démontre à nouveau ses capacités à maintenir la cohésion des forces en présence, à insuffler vivacité et allant par sa battue énergique et à soigner ambiances et couleurs instrumentales. L'Orchestre de l'Opéra national de Nancy-Lorraine lui fait honneur par sa tenue, son investissement et sa réactivité, tout comme les forces chorales conjointes (Opéras de Nancy et de Dijon ainsi que le Chœur d'enfants du Conservatoire régional du Grand Nancy). Issus de leurs rangs, de nombreux solistes assurent avec conviction et talent les plus petits rôles de la distribution. C'est une ovation du public qui vient saluer tous les acteurs de ce spectacle riche en satisfactions et émotions, qui devrait être repris à Luxembourg, Dijon, Reims et Caen, tous coproducteurs.