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Norma à la Monnaie : Pollione et les ferrailleurs

En cette fin d'année, La Monnaie propose — enfin — la reprise de Norma de Bellini, dont la production initiale, confiée à , avait été brutalement limitée à une jauge sanitaire par l'ultime confinement de 2021. Si l'attente était réelle, la déception laisse un goût bien amer.

Après un Mandarin merveilleux à côté de la plaque et une colorée Turandot très strass et paillettes aux accents de série B, semble confirmer ici son goût pour un déboulonnage à sens unique, voire inique des livrets qui confine, à notre avis, au contresens total.

Comme le souligne à juste titre le metteur en scène, il existe un grand écart entre la poésie de la musique de Bellini, les vers très policés de son librettiste Romani et l'affrontement identitaire sous-tendant l'intrigue entre irréductibles Gaulois et Romains – juste figurés par les légats Flavio et Pollione. Le metteur en scène belge entend déplacer l'action de deux mille ans et transforme le livret en une métaphore des replis identitaires contemporains. En projetant le drame dans l'univers de mouvements ultra-droitiers néo-réactionnaires (sic) — qui, dans les faits, donnent plutôt l'impression d'une bande de ferrailleurs ou de trafiquants de voitures mafieux — Coppens livre dès l'ouverture des scènes d'affrontements violents de meutes parfois masquées qui, s'ils sont chorégraphiés avec soin, plombent d'emblée l'atmosphère.

Cependant, cette projection exacerbée souligne « à défaut » cruellement les limites, voire les manques, de la trame dramatique. Dans cet univers contemporain de surveillance et de proximité brutale, comment croire à la double vie de Norma ? Comment imaginer que la grande prêtresse ait pu cacher sa liaison avec Pollione, et surtout les deux grossesses qui en ont résulté, à son propre père Oroveso ou à son entourage ? De même, la naïveté de Norma face à l'idylle naissante entre sa suivante Adalgisa et le père de ses enfants devient, dans ce contexte, proprement absurde.

Le spectacle s'enlise dans une mise en scène que l'on qualifiera, au mieux, de brutaliste, au pire d'absconse. Coppens a choisi d'immerger le drame dans ses propres décors, hideusement bétonnés, sorte de « non-lieu » tenant tour à tour du parking, du sous-sol d'immeuble ou de la gare suburbaine d'une tristesse infinie, ou même, à l'orée de l'Acte II, d'un train d'une saleté répugnante, évoluant dans un environnement vidéo neigeux, puis incendiaire, apocalyptique. On se croirait souvent projeté dans une version lyrique de Rue Barbare ou de New York 1997, où le monde démocratique s'est estompé pour laisser place à un terrain de jeux pour factions violentes en pleine zone de non-droit. Cette vision, loin d'éclairer le texte, semble l'étouffer sous une chape de grisaille, vidant l'œuvre de sa sève tragique et de sa poésie pastorale druidique originelle. D'ailleurs les costumes évoluent entre tenues paramilitaires, ou vêtements a minima uniment sombres et quelconques, juste dignes de groupe de casseurs ou de sous-prolétaires désœuvrés.

Un surréalisme d'échelle industrielle est atteint quand les invocations à Irminsul deviennent un culte à la « déesse voiture« –  dans un rapport quasi fétichiste du féminin à la tôle qui, moyennant quelques modèles d'occasion bien datés et peu luxueux, n'est pas sans rappeler la très controversée Palme d'or cannoise 2021 Titane, autre évidente analogie cinématographique de Coppens ! C'est ainsi toute la dimension sacrée de l'ouvrage qui est envoyée à la casse par ce monstrueux tuning organique ! Voir descendre des cintres une grotesque carcasse automobile dandinante au son du Casta Diva offre un moment de décalage presque involontairement comique. Plus loin, c'est une compression alla César qui vient clore l'Acte I en fondant de même sur le trio Pollione-Adalgisa-Norma, avant que le bûcher final soit réduit à l'incendie commandité d'une bagnole de fortune où le couple maudit Norma-Pollione finit séquestré…

Quant à la conduite d'acteurs, en dehors de bagarres de meutes quasi rituelles, elle se réduit à une gestuelle minimale et des déplacements sans relief, comme si les interprètes étaient livrés à eux-mêmes comme pétrifiés par l'hostilité du décor. Ce manque d'incarnation est d'autant plus flagrant lors des scènes de foule : les chœurs sont plombés par un statisme transformant les masses druidiques en figurants inertes. Ce figement scénique achève de vider le drame de sa tension, laissant le spectateur face à un spectacle aussi navrant et froid que le ciment qui lui sert d'écrin.

La distribution reprend pour l'essentiel celle déjà en place voici quatre ans.
, habituée de la maison bruxelloise, et excellente en Gouvernante dans The Turn of the Screw ou en Alice Ford dans Falstaff, déçoit dans le redoutable et exigeant rôle-titre durant tout le premier acte. Son timbre assez sombre, tirant vers le mezzo, offre pourtant un éclairage alternatif bienvenu. Hélas, à froid, son Casta Diva manque singulièrement d'assurance, au gré de changements de registres erratiques et d'aigus quelque peu écrêtés. Le trio final de l'Acte I s'avère, de ce point de vue, très éprouvant. Pourtant, le miracle finit par poindre. Passé l'entracte, on retrouve une tout autre cantatrice, enfin investie et libérée. Que ce soit dans l'évocation glaçante d'un possible infanticide, dans ses duos avec Adalgisa ou lors de son invocation d'Irminsul, elle retrouve progressivement ses moyens et toute la scène finale la voit atteindre une expressivité grandiose dans le pathétique.

De fait, c'est l'Adalgisa de qui rafle la mise et emporte à l'applaudimètre tous les suffrages. Déjà fort appréciée à Bruxelles au gré de différents « mash-ups » (The King and his Favourite, le somptueux Bastarda, le discutable I Groteschi), elle déploie ici une somptuosité solaire du timbre et une maîtrise absolue de la ligne de chant. La voix, pulpeuse et projetée, s'accompagne d'une implication dramatique de tous les instants. Qu'il s'agisse du Deh, proteggimi, o numi de l'Acte I ou de l'affrontement à fleuret moucheté avec Norma (scène VIII), elle captive par sa vocalité naturelle et son potentiel dramatique. À l'Acte II, elle joue la carte d'une ambiguïté perfide vis-à-vis de la grande prêtresse avec une finesse psychologique remarquable, faisant de son personnage le véritable pivot émotionnel de la soirée. À leurs côtés, on saluera l'apparition remarquée de la soprano belge (MM Laureate) en Clotilde. Sa voix, d'une blancheur volontaire et d'une belle fraîcheur, cadre à merveille avec ce rôle de confidente effacée et déboussolée par les événements.

Le versant masculin laisse une impression tout aussi mitigée. Le Pollione d' — que l'on a connu autrement convaincant dans le mash-up verdien Rivoluzione e Nostalgia — peine à convaincre dans ce pur opéra belcantiste, tout engoncé dans la grisaille d'un personnage falot. Si le ténor possède l'ardeur nécessaire et la tessiture ad hoc, outre un timbre mordoré des plus séduisants, son émission manque du port latin et du legato souverain attendus, notamment au gré de la grande scène de l'Acte I —  in rammentario io tremo immédiatement suivi du redoutable Me protegge, me difende — où la projection des aigus manque d'élégance et de probité salvatrice.

Oroveso est un rôle de basse difficile et frustrant, puisqu'il est essentiellement le druide « meneur de troupe », souvent fondu ou doublé par les chœurs. , habituée aux rôles verdiens les plus féroces, a une autorité naturelle et une science du phrasé qui forcent le respect. Mais il est condamné par la mise en scène à errer comme un chef de clan au milieu des blocs de ciment, bien esseulé pour porter la dignité d'un peuple sacrifié. Son personnage ne parvient jamais à atteindre, du moins scéniquement, par la force des choses, la dimension tragique que Bellini lui réserve. Pour compléter ce tour d'horizon, saluons le Flavio du ténor (MM Laureate) qui assure, au gré de ses quelques réparties, des répliques parfaites et impliquées, d'une incontestable exactitude musicale ou dramatique.

Malgré un statisme scénique stérilisant, il faut souligner l'implication, voire la férocité assez extraordinaire des chœurs. D'une précision et d'un modelé dans l'expression absolument admirables, préparés de main de maître par , ils constituent le cœur battant du plateau par une implication énergisante et une cohésion insigne.

Enfin, la direction du chef — qui fait ses débuts à la Monnaie —, fin connaisseur de ce répertoire belcantiste, parvient à nous tenir en éveil. Sa baguette, tantôt d'une sensibilité frémissante, tantôt très musclée (Ouverture, Prélude à l'Acte II, grand final), tente de racheter par la musique ce que la mise en scène s'ingénie à détruire. Sous la chape de béton, le génie de Bellini parvient encore, grâce à l'orchestre et à son chef, à respirer malgré tout au gré d'une coordination fosse-plateau absolument impeccable. C'est bien lui qui, en compagnie de rôles secondaires admirablement distribués, sauve musicalement cette production scéniquement aussi dérangeante qu'historiquement inepte.

Crédits photographiques © La Monnaie/Simon Van Rompay

 

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