A l'Opéra de Lausanne, Barbe-Bleue de Jacques Offenbach ravit dans la mise en scène hilarante et subtile de Laurent Pelly et grâce à la présence électrisante du Barbe-Bleue de Florian Laconi et de la Boulotte d'Héloïse Mas.
Peut-on rire de tout ? Pour paraphraser la célèbre phrase de Pierre Desproges, bien sûr qu'on peut rire de tout. On peut rire de tout et Laurent Pelly nous en offre une preuve flagrante avec ce spectacle de Barbe-Bleue d'Offenbach. Certes le culte de la dérision que les librettistes Henri Meilhac et Ludovic Halévy distillaient dans les œuvres de Jacques Offenbach est un panier bondé de tous les ingrédients de la caricature. Mais comment recevoir l'histoire d'un érotomane assassin et d'une jeune femme nymphomane ? Laurent Pelly use de ses subtiles manières de faire pour nous offrir une mise en scène millimétrée, vive et intelligente à même de raconter avec une légèreté délicieusement provocatrice l'horreur d'un personnage au comportement hautement condamnable.
Six ans après les opéras de Lyon et de Marseille, Barbe-Bleue de Jacques Offembach pose son hilarant délire scénique à l'Opéra de Lausanne. Dans des décors figuratifs (Chantal Thomas) bien pensés, et avec des costumes bien dessinés et même parfois aux tissus superbes, comme à la cour du Roi Bobêche, on assiste à un spectacle de tradition lyrique où le metteur en scène déroule son récit avec clarté et qui ne requiert pas d'autre mode d'emploi que d'ouvrir ses yeux pour voir et ses oreilles pour entendre !
Alors qu'on connait les ficelles dont Laurent Pelly se sert à chacun de ses spectacles, alors qu'on les attend, elles arrivent toujours dans les moments les plus inattendus. Elles font mouche à chaque fois. C'est bien évidemment au traitement des ensembles, des chœurs, auquel on pense. Comme sont drôles ces têtes qui se penchent subitement toutes du même côté sur une note, puis se redressent soudain sur une autre note. Ce sont ces ballets soudains, ces ploiements de corps, ces marches hésitantes, deux pas en avant un pas en arrière, ces caricatures de déambulations militaresques «à la Buckingham Palace». Un riche univers comique qui habite Laurent Pelly faisant de ses mises en scène une inimitable signature. On imagine cependant le travail avec chaque protagoniste, du soliste jusqu'au choriste, pour de mise au point de chaque scène. Un travail d'horlogerie. Fort heureusement ce travail s'est trouvé simplifié puisque, hormis le chœur, l'Opéra de Lausanne a pu compter sur la (presque) même distribution que celle des productions lyonnaises et marseillaises de 2019. On est d'ailleurs frappé par l'impression de plaisir que les protagonistes ont à rejouer cette comédie.
A commencer par Héloïse Mas (Boulotte) s'érigeant avec un humour déjanté et provocateur dans la peau d'une nymphomane calquée sur les plus délirantes pièces de Feydeau. Certes, la finesse n'est pas forcément au rendez-vous. Le trait est grossi et on rit plus qu'on ne sourit. La mezzo française dont on avait gardé un excellent souvenir de ses tous débuts dans l'Orlando Paladino de Joseph Haydn à Fribourg en 2016 occupe la scène avec une énergie incroyable. Faisant preuve d'une condition physique indestructible, elle court d'un bord à l'autre de la scène, sautant, gesticulant, s'asseyant, repartant, envahissant l'espace sans que jamais sa voix ne fasse défaut. Ni dans la projection vocale, ni dans la diction.
A ses côtés, le ténor Florian Laconi (Barbe-Bleue) campe le personnage d'un érotomane dont la coupable soif de femmes ne le dérange aucunement. Le ténor s'empare de cette caricature de dragueur sûr de son bon droit avec un aplomb déconcertant. Esquissant des pas de danse aussi comiques que bien exécutés, sa voix claironnante charme par une présence scénique de premier ordre. La truculence du personnage et son incarnation force presque la sympathie pour l'assassin qu'il est.
Malgré l'omniprésence de ces deux protagonistes, les autres personnages ne sont pas en reste et la caractérisation de chacun est remarquablement bien travaillée. Ainsi, Popolani (Christophe Gay), l'exécuteur des basses œuvres de Barbe-Bleue, est théâtralement dirigé de manière exemplaire. A la fois soumis à son maître et conscient de sa position, il sait varier le timbre de sa voix pour que transparaissent ses états d'âme alors qu'il obéit à son maître ou qu'il prépare ses potions mortelles. Une certaine douceur dans l'une et une aigreur vicieuse dans l'autre. Autre personnage habillé de belle manière par Laurent Pelly, Jérémy Duffau (Le prince Saphir) grand de stature, donne le parfait exemple du prétendant choisi. Sa grande mèche lui balayant le visage tel un essuie-glace, la rigidité corporelle faisant office de dignité de rang, il a l'expression incarnée du cocu magnifique, néanmoins toujours respectueux devant la noblesse. Vocalement, identique à son personnage, le ténor chante avec une certaine sécheresse expressive quand bien même sa voix reste d'un son très agréable. Parfaite intégration de la jeune promise, la soprano Jennifer Coursier (Fleurette, la princesse Hermia) est pétillante à souhait. Légère, sautillante, pleine de jeunesse vocale, elle se love avec délices dans cette comédie. Dans le rôle du premier ministre, bassement acquit aux désirs du roi, le baryton-basse Thibault de Damas (Comte Oscar) impose un jeu et une voix d'autorité admirablement conduite. Enfin le couple royal est dessiné de belle manière. Avec la mezzo-soprano Julie Pasturaud (Reine Clémentine) et le ténor Christophe Montagne (Roi Bobèche), c'est le couronnement de l'autorité de la fonction plus que celui de la réalité. Là encore, à gros traits, Laurent Pelly dessine ces personnages à merveille. Cela sied aux deux chanteurs qui s'en donnent à cœur joie.
Et Offenbach dans tout cela ? Avec la frénésie des actions scéniques, on en oublie presque l'orchestre. Si tout au long de l'œuvre, la musique se fait l'accompagnatrice des chanteurs, la finesse des orchestrations et le lyrisme des mélodies s'apprécient plus particulièrement dans l'ouverture et les interludes précédant les changements de décors. A ce jeu, le Sinfonietta se révèle en grande forme sous la baguette d'autorité et de précision de Alexandra Cravero. Et tout est bien qui fini bien puisqu'aucune des six femmes de Barbe-Bleue, ni leur fiancés ne sont morts, Popolani ne leur ayant administré qu'un inoffensif et temporaire poison. Un «happy end» ravissant le public et soulignant une réussite totale ovationnée par les nombreux rappels au moment des saluts.