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Rinaldo Maccione fait son cinéma aux Croisades

Les mauvaises idées (surtout les plus basses) font davantage d'émules que les bonnes. Elle se propagent même à la vitesse de la lumière ! Il suffit que, pour Salzbourg 2001, Monsieur Mortier ait requis la collaboration scabreuse d'un metteur en scène bêtement provocateur dans La Chauve-Souris, par exemple.

On y admirait – en vrac – masturbation, fellation, sodomie, etc… Bon sang, mais c'est bien sûr ! Que voilà une voie nouvelle s'offrant à l'art lyrique ! Ainsi qu'une chaîne de télévision privée, faisons donc de l'audimat (et du visumat) avec le sexe et ce qui tourne autour… On sait combien la chair est triste, pourtant, dès lors qu'on se prend à la représenter – ne serait-ce que par des « gags » allusifs, au ras des déflorations. En l'occurrence, que penser d'une face de poupée gonflable géante, bouche grande ouverte, entre deux gigantesques mains de plastique écartant les rideaux avec une finesse de strip-teaseuse ? C'est bien la « vision » que nous assènent MM. Lowery et Hosseinpour (oui, ils se sont mis à deux) au terme de l'acte II d'un Rinaldo haendélien massacré. Logique : Armida étant imposée comme une magicienne érotomane, sa représentation en appelle aux gadgets de sex-shop. Étant également dominatrice, elle se plaît à soumettre Argante à ses fantasmes. Ce dernier est consentant, et accepte d'être traîné en laisse tel un bon toutou, et de croquer ses « Friskies » à même le sol. Véridique. Des filles de joie et travestis en jambière sortent et ressortent de deux moitiés de Mercedes encastrées dans une photo-cocotiers pour agence de voyages : on rit sans retenue. Almirena se retrouve captive d'Argante : elle est donc un top-model sirénien, dotée d'une queue à écailles vertes que son ravisseur promène sur son torse et son bas-ventre. Heureusement, la chaste femme-poisson s'échappe – et ainsi la morale reste sauve.

Toutes les métaphores de la production évoluent-elles dans ce registre, demanderez-vous ? Que nenni : il n'y a pas que cela dans la vie ! Almirena est enlevée par des gros poussins jaunes à la solde d'Armida ; Argante apparaît (« Sibillar gli angui d'Aletto ») en Palestinien à keffieh et lunettes de soleil (normal, il représente le mauvais camp, celui des Sarrasins). La télévision intervient pour filmer et retransmettre sur écran – magie du direct – les péroraisons de schtroumpf à lunettes de Goffredo. Le malheureux Eustazio doit chanter avec un havresac sur le dos ; souhaitons que, comme à l'armée, on ne le lui ait pas empli de pierres ! Le décor de fond représente sur d'exquises couleurs (rouge pompier ou vert diarrhée) des warriors des deux sexes, armés de pistolets et mitraillettes, et traités en poupées géantes (non gonflables) – Barbie pour World Company. Des scènes de Guignol (?!) ou des diaporamas débiles sponsorisés par Toy'R'Us, un tapis roulant, une église en carton avec clocher-minaret reconvertie en étable de la Nativité après la déroute arabe ; des petites voitures téléguidées, des chasubles pour évêque avec mitre (Goffredo), pour sacristain (Eustazio) et pour oblat (Rinaldo)… Et encore, des danses grotesques de majorettes ou d'enfants de chœur sous ecstasy. On vous passe : les costumes volontairement laids (du second degré, sans doute) – dont la robe jaune à fleurs vertes très « sixties » d'Almirena -, le treillis de Rinaldo ; le terroriste pour attentat-suicide laissant derrière lui deux moignons de pieds sanguinolents et le Mage Chrétien directement téléporté du minable Tamerlano de M. Miller au Théâtre des Champs-Élysées (en tenue de Mongol). Ne refaisons pas l'air du catalogue : tout est à l'avenant. Le pire est que pour faire « mode », la régie semble nous dire : l'opéra, c'est du toc ; des vieilleries encombrées – tenez-vous bien – par de la musique. Rions-en donc, renvoyons ces vocalises et ces instruments obligés dans l'ennui qu'ils génèrent, en les gommant systématiquement par de l' « esprit » Panzerdivision : il en restera bien quelque chose. En effet : il demeure une sorte d'esthétique du kitsch, de la « beaufitude » même, contemplant son propre néant dans une salle transformée en « Dimanche Martin ».

On est sévère : il y avait parfois des choses émouvantes, chez . Lowery et Hosseinpour appartiennent à la catégorie des pourceaux selon qui le public mélomane est une entrave à la floraison de leur inestimable génie. La dramaturgie du décalage, du persiflage et de l'anachronisme n'est donnée qu'aux plus grands (Sellars, Carsen…). Des sous-sous-produits de bourgade peuvent toujours s'employer à essayer d'imiter : ils ne mettent que davantage en valeur leur propre vide, et les dons de ceux qu'ils croient copier. A noter qu'il s'agit d'une coproduction entre Montpellier, Innsbruck et Berlin – vive l'ouverture européenne vue sous cet angle ! Libre circulation du nivellement par le bas, il faut que tout le monde en profite. Bon. On a dit, donc, que cette forme décatie d'art qu'est l'opéra contient de la musique, très envahissante. Mais enfin, sursum corda : il faut quand même la jouer et la chanter, on est professionnel ou on ne l'est pas. Mandé (on suppose) à grands frais, plonge ce qui survit de l'auditoire amoureux de Haendel dans la consternation. Pourtant, il y avait des gages : une grande réussite pour le Caro Sassone, Giulio Cesare (Harmonia Mundi, 1991) ; et quelques perles « cavalliennes » (Giasone, Serse, Calisto) sous le même label. Depuis, de l'eau a coulé sous le pont belge. On l'a remarqué par l'intrusion de ce chanteur reconverti chez Mozart : battue de bûcheron, sensibilité de bloc opératoire, ordonnancement militaire tiennent lieu de prosopopée. Par un curieux retour de balancier, c'est cette sacralisation du brutal et du sec, qui est revenue contaminer le baroque « jacobsien » – porté au pinacle par René Kœring -, alors qu'on rêvait – pour son plus grand bonheur – de la prime tendresse du Jules César précité.

Dans l'ouverture, le chef réussit à faire plus décharné que le Nikolaus Harnoncourt des années 1960, c'est un exploit. Se mordant sans cesse les joues, il mouline un orchestre véritablement affreux : matitude et atonie en sont les deux mamelles. Crudité des bois, raideur des cordes, percussions inutilement violentes débouchent sur des trompettes « naturelles » d'une fausseté effrayante (les couacs de « Or la tromba »). Néanmoins, Jacobs essaie – reconnaissons-lui au moins ce mérite – de solidariser une troupe vocale en perdition. Un seul artiste tient son rang dans l'escouade : le très jeune (vingt-trois ans) , contre-ténor (Eustazio) au timbre et à la souplesse exceptionnels. De petite volumétrie, ce qui est loin d'être une tare quand on songe à Genaux, il chante avec tact, raffinement, humour (le vrai). Un sans-faute tout en élégance, où se reconnaît le fin musicien ayant pratiqué le violoncelle – pour un personnage, hélas, assez secondaire. Son tuteur en voix de tête, , n'est pas mauvais : déjà remarqué dans la Medea de à Bastille cette année, il déclame avec netteté et probité – mais aussi avec raideur, et une conviction de nonne : c'est un Godefroy qui boit le bouillon. Percutant, se sortant même des pièges redoutables de sa partie, James Rutherford (Argante) pourrait « y faire croire » ; malheureusement, le style est aussi cochonné que la mise en scène, l'italien étant transformé au cas particulier en bouillie scandinavo-teutonne. Face à lui, l'Armida d'Inga Kalna est proprement terrifiante : que l'on sache, seule Chistine Weidinger à La Fenice de Venise en 1989 (avec Horne…) a réussi à faire plus strident et plus débraillé dans ce rôle ; les suraigus font frémir de peur dans l'air d'entrée. Non seulement Kalna chante « Vo' far guerra » (fin du II) avec une certitude de collégienne ; mais elle y est entravée par la noyade de l'ébouriffante partie du clavecin – préfigurant le Cinquième Concerto Brandebourgeois – par le chef, qui la transforme en tapotage sur épinette. Il est vrai que c'est la fameuse scène de la poupée gonflable : l'attention ne doit donc pas être dévoyée par de la musique adventice.

Protagoniste complètement cruche, Almirena dispose ce nonobstant d'une partie vocale extraordinaire. Mais son nom est Persson, avec une onction, là encore, raide comme la justice ; et une incapacité à faire vivre le plus techniquement simple (donc le plus musicalement ardu), savoir le célèbre « Lascia ch'io pianga » – avec sa queue à écailles vertes. Voix aigrelette, et parfois bien fâchée avec la justesse. Ou (Mago Cristiano) a perdu sa présence irrésistible, ou la mise en scène l'a inhibé pour le compte : cet expert des rôles de composition, Nireno de Giulio Cesare par exemple, ne nous fait même plus rire en chirurgien extrême-oriental (quelle idée !). On a laissé le principal pour la fin ; occupons-nous un tantinet de . Depuis le terme de Montpellier 2001, sa venue est annoncée telle celle du Messie dans la mégalopole de Georges Frêche. Elle est, en effet, précédée d'une réputation flatteuse (« la nouvelle Horne », sic), et la plaquette trousse à sa jeunesse une hagiographie sur quatre colonnes, déjà. On y lit qu'elle chante les travestis « lourds » rossiniens, haendéliens, vivaldiens, belliniens (ce qui se devine aisément, la voix est puissante). Également, qu'elle triomphe sur toutes les scènes des États-Unis, sa nation. Très bien. Qu'on juge sur pièces cette perle rare. L'air initial « Ogn'indugio d'un amante » ne provoque rien de particulier, il n'est du reste qu'une mise en bouche, mais très correctement chantée. C'est lors du duo avec Almirena, puis après le rapt de celle-ci par les gros poussins jaunes, que les choses se compliquent. On constate de prime abord que la cantatrice ne ressent strictement rien de ce que sa partie peut avoir de pathétique. Blocage scénique, là encore ? Allons donc : la notice nous dit à quelle point elle est expérimentée, cela ne tient pas. Le « Cara sposa » est un monument d'ennui, tout simplement parce qu'il pourrait être la version mise en musique d'un flash de LCI. Ne parlons pas du « Cor ingrato » qui s'emboîte, véritablement botté en touche émotionnelle. C'est déjà très fâcheux, mais pas rédhibitoire : qu'en est-il de la technique ?

Elle est inexistante, et cela se perçoit dès les longs accords suppliants, tenus sur plusieurs rondes liées, dudit « Cara sposa » : aucun souffle. Le « Venti, turbini » qui clôt le I (ici, avec un Te Deum de Tosca version faussement Marx Brothers) met le doigt sur le plus sérieux : ne sait pas vocaliser, orner, diminuer ; « fioriturer », quoi ! Et elle s'emploie dans le bel canto (baroque comme romantique) ?… En fait de vocalité, on a droit à une découpe labialisée au hachoir, un peu comme si la dame expirait des apéricubes ; et vu qu'elle court sans cesse après la respiration, redoutez, bonnes gens, les trilles en oscilloscope. Droite dans ses bottes comme certain Premier Ministre, elle est une actrice inexistante, et parachève son brassage d'air par l'accouchement de graves tubés d'une franche laideur. Ne continuons pas plus avant. Depuis sa renaissance, qui ne remonte pas aux « baroqueux » comme on essaie de nous le faire croire – mais à Leipzig en 1929, avec Alcina – Haendel en a vu d'autres. Nous aussi, du reste. Simplement, devant pareille déroute musicale et théâtrale, au final d'un Montpellier 2002 très petit millésime (¹) et après tant d'âneries scéniques et autres pas de l'oie musicaux rebattus depuis des décennies dans le répertoire dix-huitiémiste – lassitude et résignation débouchent sur un cri des plus spontanés à l'égard de tous ces bateleurs : « ça suffit ! ».

(¹) Ayons l'honnêteté d'admettre que Les Fées du Rhin (Offenbach, le 30 juillet au Corum) furent un moment de grâce ; d'autant plus mis en valeur que, à des degrés divers, les autres productions opératiques – Hary János, La Donna del Lago, Rinaldo – ne furent pas vraiment des réussites totales.

Remerciements particuliers à Aziz et Rachid, du Cyber-espace « Clic'Net », ainsi qu'à l'Hôtel « Édouard VII », tous deux rue Aristide-Ollivier à Montpellier, sans la prévenance et l'amabilité desquels, les articles du Festival n'auraient pu être mis en ligne avec célérité.

Crédit photographique : © Marc Ginot/Innsbrucker Festwochen

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