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Un bal masqué à Strasbourg, pour les oreilles seulement

Certains spectateurs lui ayant fait le léger reproche de délaisser l'opéra italien au profit des œuvres de langue allemande ou française, le directeur de l'Opéra du Rhin a carrément programmé deux ouvrages de Verdi, et non des moindres, pour sa dernière saison.

Avant Falstaff en juin 2009, qui clora dans un éclat de rire son mandat à Strasbourg, c'est le plus mélodramatique Bal masqué qui est présenté dans une nouvelle mise en scène de .

Désireux de rendre plus proche de nos sensibilités modernes un livret qu'il juge «un peu décousu, sinon mal ficelé», celui-ci a planté l'intrigue dans le milieu de la mode et du costume. On suit donc, tout au long du spectacle, le choix et la fabrication des vêtements que porteront les participants au fameux bal masqué de la dernière scène. A l'issue de la soirée, on s'interroge légitimement sur la pertinence et la cohérence de cette option, après avoir eu droit à un défilé de haute couture durant l'ouverture, une antre de la sorcière Ulrica transformée en atelier clandestin où s'affairent de «petites mains» – ce qui ne semble pas gêner cette dernière pour s'y livrer à des pratiques vaudous sur une vieille femme, qu'elle torture en plantant de longues aiguilles dans un mannequin –, ou une scène du gibet se déroulant dans une sorte de grenier rempli d'autres mannequins entreposés. Tout cela fait chic et toc et finalement vain, car se limitant au concept sans véritablement l'approfondir et en tirer quelque chose de signifiant. D'autant que la direction d'acteurs de reste très commune et ne nous épargne pas certains poncifs ; le public ne peut réprimer ses rires quand, au premier acte, les conspirateurs sortent leur fusil d'un étui à violon ou que, au troisième acte, Renato et ses conjurés mélangent leur sang dans une coupe pour le boire alors qu'Amelia s'est fait tondre telle une «collabo» des années quarante. Ainsi que Pavarotti l'a fait des centaines de fois, Riccardo vient mourir classiquement à l'avant-scène dans les bras d'Oscar, entouré du chœur soigneusement rangé en demi-cercle. Enfin, sans rapport aucun avec le livret, Ulrica est ligotée, emmenée au gibet puis trucidée par les conspirateurs qui, au final, prendront le pouvoir contre les courtisans et assassineront Oscar, tandis que Renato se suicidera !

Plus contestable encore est le traitement de Riccardo, personnage central et tout de même gouverneur de Boston, qui apparaît ici sans noblesse aucune, velléitaire et falot, et même sciemment ridiculisé avec sa couronne en carton et sa robe de chambre. On se demande vraiment pourquoi il a encore autant de partisans. Quant à Oscar, dont veut faire le moteur central du drame, il apparaît au dernier acte en meneuse de revue avec ses boys déguisés en grooms aux livrées très colorées et se livre à un véritable numéro de comédie musicale. Plusieurs autres moments de la soirée se réfèrent d'ailleurs ouvertement à cette esthétique. Le décor signé Philippe Arlaud et Inna Wöllert est fait de parois blanches et mobiles à géométrie variable, crûment éclairées par les lumières très travaillées du même Arlaud. Et que dire des costumes d' à l'esthétique (volontairement?) agressive sinon de mauvais goût, faisant la part belle aux rayures violemment colorées ! On n'est pas prêt d'oublier la tunique orange baba-cool d'Ulrica (avec perruque assortie), les doublures rayées rose bonbon et blanc des vestes qui déguisent Riccardo et les courtisans chez Ulrica ou l'apparition d'Amelia après sa tonsure, voilée telle une Vierge Marie et serrant un pantin de chiffon. Là encore, le dernier tableau est beaucoup plus sage avec son harmonie plutôt réussie de noir et de fuschia.

On l'aura compris, l'œil n'est pas vraiment à la fête dans cette production. Il en va tout autrement de l'oreille, grâce à la remarquable distribution réunie par et son directeur de l'administration artistique Jean-Jacques Groleau, surtout en cette période de disette en voix authentiquement verdiennes. De grandes voix, larges et puissantes, presque trop pour la jauge limitée de l'Opéra du Rhin. La divine surprise vient de l'Amelia de , qu'on n'espérait pas nécessairement à ce niveau dans ce répertoire – il s'agit d'une prise de rôle – bien qu'on gardât un excellent souvenir de son autre Amelia, celle de Simon Boccanegra, il y a déjà quelques années à Nancy. La voix est riche de texture, intensément expressive et la tessiture assumée de bout en bout, jusque dans les aigus surnaturels, flottants et pourtant transperçant l'orchestre, des finals ; l'actrice est d'une crédibilité et d'un engagement totaux. était plus attendu dans le rôle de Riccardo, où il s'est fait une indiscutable notoriété et qui l'a déjà mené sur les grandes scènes de Leipzig, Hambourg, Genève ou Vienne. Là encore, une vraie voix bien construite et équilibrée, au timbre séduisant, à la technique solidement établie, avec une clarté de prononciation exceptionnelle, à laquelle on peut juste reprocher une tendance à prendre les aigus par en-dessous (surtout en début de spectacle) et une relative monotonie dans les colorations. en Renato possède lui-aussi une voix faite pour ce répertoire : une somptueuse voix de baryton timbrée et puissante, à l'aigu solide, en dépit d'une émission un peu trop uniformément brutale et d'une moindre disposition à alléger, comme le montre la partie centrale et piano de son air «Eri tu» au troisième acte. En Ulrica, proposait à nouveau son incarnation bien connue, toujours impressionnante et monumentale quoique monolithique. Enfin, le virevoltant Oscar de Hye-Youn Lee offrait le plaisir de retrouver cette chanteuse issue des Jeunes Voix du Rhin, qui avait fait sensation à Strasbourg en 2007 en Lucia di Lammermoor. Le timbre est plus charnu que ce qu'on entend habituellement dans le rôle d'Oscar, ce qui le rend plus intéressant ; le suraigu facile et l'abattage scénique emportent l'adhésion.

Evidemment, l' n'est pas pleinement idiomatique dans ce répertoire, question de son, de phrasé et de plénitude des grandes courbes mélodiques, mais sa prestation bien plus qu'honnête n'altère en rien la qualité musicale de la soirée. A sa tête, le jeune chef ne rate pas sa première incursion dans l'opéra verdien, emmenant avec fougue et précision les ensembles sans décalage notable et soutenant efficacement les chanteurs. Là aussi, il lui manque encore l'italianità, la capacité à laisser s'épanouir le lyrisme de la partition, de faire pleinement «chanter» l'orchestre à son tour mais une plus intense fréquentation du répertoire italien devraient les lui apporter. Formidable d'engagement et de plénitude sonore, en progrès constant, le Chœur de l'Opéra du Rhin apporte sa contribution essentielle.

Triomphe pour tous les chanteurs, le chef et l'orchestre. Quelques huées pour l'équipe de mise en scène. Retour réussi, du moins musicalement, de Verdi en Alsace.

Crédit photographique : (Amelia) © Alain Kaiser

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