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Pelléas et Mélisande, théâtre d’ombres

Sur un fond de ciel gris traversé de nuages, des silhouettes hiératiques déplacent dans la pénombre, en contre-jour, d'énigmatiques parallélépipèdes et se reflètent sur le glacis du sol. Tel est le royaume d'Allemonde qu'ont imaginé et son décorateur .

Un univers clos, refermé sur lui-même, sombre surtout, qui n'entrevoit l'extérieur que par de modestes trouées dans ses hautes parois. Un monde symbolique aussi, où un cube ouvert devient une fontaine, une estrade, un trône et un simple praticable, une tour de château ou un souterrain. Où tous se meuvent comme en apesanteur, marchant sur l'eau suggérée du miroir qui sert de parquet. Offrant des images d'une prenante beauté, évoquant souvent le théâtre Nô dans son économie résolue de moyens, ses ombres et ses masques, cette scénographie soigneusement pensée s'avère d'emblée puissamment évocatrice et happe le spectateur en le faisant pénétrer de plein pied dans l'ambiance si particulière de Pelléas et Mélisande de .

L'unique altérité, le seul éclat de soleil, les seules couleurs, c'est justement Mélisande qui les apportera. y rayonne absolument, lumineuse de timbre et de présence, spontanée et opiniâtrement souriante jusque dans la mort ; elle ne meurt pas vraiment d'ailleurs, car la fait se lever de son catafalque et s'évader par la salle dans un froissement, abandonnant les autres à leur déploration. Intensément féminine et même sensuelle, c'est carrément Rita Hayworth qu'elle évoque à la scène de la tour avec sa chevelure rousse et sa robe fourreau parsemée de strass. Il reste à louer la qualité de la prosodie, le naturel constant de l'émission et la parfaite adéquation à la vocalité du rôle pour confirmer l'absolue réussite de cette incarnation.

Confier le rôle de Golaud à était presque une évidence et s'avère parfaitement approprié. Les moyens physiques et vocaux impressionnants du baryton canadien font en effet merveille dans l'explosion de violence longtemps contenue de la scène avec Yniold. On pourrait presque objecter qu'il est trop viril, trop ardent, trop «sain» pour le névrosé imaginé par Maeterlinck. Et pourtant, coincé dans son long manteau, il sait alléger, se faire cajoleur avec Mélisande ou éteint et blanc de timbre pour «Vous n'êtes que des enfants», alors que s'allume sa jalousie mortifère. Quant au naturel et à la prononciation du texte, ils sont là aussi irréprochables.

Cette même qualité de la diction, indispensable dans cette œuvre, on l'apprécie aussi chez le Pelléas de , même si quelques consonnes mâchouillées traduisent de ci de là ses origines américaines. La tessiture du rôle ne lui pose aucun problème technique mais il n'est pas véritablement le baryton Martin adapté ; en conséquence, l'aigu est souvent en force, manque de clarté et de transparence. Mais pour le reste, il n'y a rien à reprocher à son Pelléas idéalement juvénile et subtilement dessiné. Tout aussi incarnés, tout aussi idoines vocalement, l'Arkel plein de bonté et de bienveillance de – peut-être un peu trop jeune d'apparence – et la Geneviève impeccablement psychorigide d' complètent cette distribution riche et soignée. Quant à Yniold, sa voix authentiquement infantile manque tout de même de puissance pour s'affirmer.

Enfin et surtout, réitérant son travail pour Le Songe d'une Nuit d'Eté, l'excellent chef métamorphose l' et en obtient des transparences, des coloris – un bravo tout particulier aux pupitres des bois – une luminosité et des nuances proprement magiques. Toute la richesse et la subtilité de la partition de Debussy sont ainsi révélées. Sans renier la qualité du plateau et de la mise en scène, les premiers maîtres d'œuvre de ce Pelléas et Mélisande de fort belle facture, c'est bien dans la fosse qu'il fallait les chercher.

Crédit photographique : (Mélisande) & (Pelléas) ; les mêmes, et (Geneviève, en arrière plan)

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