- ResMusica - https://www.resmusica.com -

Guido Cantelli, destin coupé net

Par un destin troublant de similitude, deux artistes EMI pratiquement contemporains nous furent tragiquement enlevés dans la fleur de l'âge : le corniste anglais Dennis Brain (1921-1957) et le chef d'orchestre italien (1920-1956), le premier dans un accident de voiture, le second dans un accident d'avion à l'aéroport d'Orly. Les deux se connaissaient et s'appréciaient mutuellement : c'est d'ailleurs le légendaire corniste que nous pouvons entendre dans les solos de ces enregistrements du .

L'auteur des notes de la plaquette, justement intitulées « : incandescent, tragique », se demande quelle aurait été la carrière du chef s'il n'était pas décédé tragiquement dans un accident d'avion le 24 novembre 1956, à l'âge de trente-six ans. Question éternellement sans réponse que l'on pourrait également se poser pour Ginette Neveu, elle aussi disparue bien trop tôt dans un tout aussi stupide accident d'avion…

Lors d'une répétition en 1948 à La Scala, fut découvert par son illustrissime compatriote Arturo Toscanini qui l'invita sur-le-champ à diriger le : tremplin de luxe pour le lancement d'une carrière fulgurante, le vieux maestro le considérant déjà comme son digne et officiel successeur à la tête du NBC Symphony. Par ailleurs, Guido Cantelli fut un temps pressenti à la succession de Dimitri Mitropoulos au New York Philharmonic-Symphony ; Cantelli eût-il vécu, qu'en serait-il advenu dans ce cas de la destinée de Leonard Bernstein ?… Il est ainsi facile de se perdre en conjonctures oiseuses qui n'apportent rien à la simple réalité : Guido Cantelli, cet « ange ardent du pupitre » comme le qualifie EMI dans sa belle série Icon, fut un grand musicien parmi les grands, et ce coffret est bien là pour le confirmer, sinon le rappeler.

Ses premiers disques, en 78 tours, datent de mai 1949 et sont dévolus à deux compositeurs compatriotes : le très populaire Gioachino Rossini avec son ouverture Le Siège de Corinthe, et le moins connu et sa suite Paganiniana op. 65, toutes deux enlevées avec énergie fougueuse et vivacité si typiques du chef, très à la manière de Toscanini. Ensuite, lors d'une tournée à Londres en septembre 1950, toujours avec un orchestre italien, celui cette fois du Théâtre de La Scala de Milan, Cantelli grave son premier , la Symphonie n° 5 en mi mineur op. 64, probablement l'un des tout premiers microsillons de His Master's Voice, puisqu'il porte la référence ALP1001. Cantelli restera fidèle au compositeur russe en nous offrant peu après les somptueuses gravures de Roméo et Juliette et de la Symphonie « Pathétique », cette fois avec le londonien, toutes de sensibilité et d'énergie contrôlées, se refusant à toute complaisance et à la moindre grandiloquence de mauvais goût. Le chef ne nous laissera pas hélas de témoignage studio de la Symphonie n° 4.

À partir de là, ce sont sans exception des joyaux discographiques légendaires qui, coup sur coup, vont briller au catalogue : des symphonies de Brahms éloquentes et somptueuses qui forçaient l'admiration du grand Dimitri Mitropoulos et qui ont certainement dû inspirer Karajan pour ses futures réalisations ; une Symphonie « Italienne » de (dont EMI nous offre ici la seconde gravure du chef), une « Inachevée » de et une Symphonie n° 4 de montrant à quel point le chef italien pouvait s'approprier la musique germanique en des exécutions enthousiasmantes et pleines de couleur, claires et vigoureuses, aux timbres idéalement équilibrés, mais sans renier leur profondeur d'expression, qui en font des références absolues toujours actuelles.

Ce sens de la couleur orchestrale et des équilibres sonores devait convenir à merveille à la musique française dont Cantelli était un interprète privilégié : de Debussy, Prélude à l'après-midi d'un Faune d'une sensualité particulièrement chaleureuse et envoûtante, La Mer et Nocturnes aux coloris infinis, à la mise en place étourdissante, qui font regretter l'absence des Sirènes où l'on imagine à peine ce que Cantelli aurait pu obtenir d'un chœur féminin, et enfin ces fragments symphoniques du Martyre de Saint Sébastien, dont l'extraordinaire interprétation n'a d'équivalent que celle de Pierre Monteux une décennie plus tard ; de Ravel, Pavane pour une Infante défunte d'une simplicité et d'une pureté linéaire peu communes, et une suite n° 2 de Daphnis et Chloé qui est une véritable alchimie orchestrale insurpassable ; enfin de Dukas, L'Apprenti Sorcier mené à un tempo démoniaque et implacable, mais où l'on entend absolument tout ce que contient le texte musical… L'ensemble de ces gravures témoigne de la manière la plus éloquente de la qualité exceptionnelle du des années 50.

Enfin, deux enregistrements de ce superbe coffret ont des caractéristiques assez particulières. La Symphonie en ré mineur de Franck, mettant en valeur les instrumentistes du , devrait normalement être éditée sous étiquette RCA, mais il se fait que ce premier enregistrement stéréo de Cantelli (au Carnegie Hall en avril 1954 !) avait été financé par EMI, d'où sa propriété et sa présence dans ce coffret. Quant à Beethoven – que Cantelli aborda sur le tard – il ne faut guère s'étonner de l'absence du premier mouvement Allegro con brio de la Symphonie n° 5, un chantier plutôt bruyant à côté du Kingsway Hall ayant interrompu les séances de juin 1956. Guido Cantelli promit d'achever l'enregistrement en hiver de l'année suivante, mais hélas le 24 novembre 1956, le destin cruel en décida tout autrement…

Comme de coutume actuellement dans les coffrets EMI, le dernier CD est tout entier consacré à un documentaire parlé (en anglais) du producteur Jon Tolansky, agrémenté d'extraits musicaux et de répétitions assez édifiants, ainsi que de témoignages de musiciens, en l'occurrence du Philharmonia. Mais une fois de plus, c'est le genre de documentaire que l'on écoute une fois, à la limite deux, car il fait double emploi avec les excellentes notes (trilingues) de Mark W. Kluge dans la plaquette, et de toute façon, il vaut mieux écouter religieusement, avec admiration et respect, le merveilleux legs musical de Guido Cantelli, plutôt que de se farcir tout ce verbiage étalé sur les 55 minutes du CD n° 9…

(Visited 1 007 times, 1 visits today)