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L’Elektra chorégraphique de Robert Carsen à Bastille

Quelques petits mois après le spectacle aixois mis en scène par Patrice Chéreau (lire Le choc Elekra à Aix), l'Opéra de Paris inaugurait une nouvelle production signée qui, si elle a en commun la Clytemnestre de , s'en éloigne presque à 180° pour tout le reste, sauf peut-être la fosse, différente mais pas forcément opposée.

Autant la mise en scène aixoise mettait l'accent sur les personnages faisant porter au jeu d'acteur l'essentiel de l'expression, décors et costumes étant peu signifiants et presque interchangeables avec d'autres productions de l'équipe habituelle réunie autour de Patrice Chéreau, autant la vision de joue clairement sur la symbolique des costumes et des postures, orchestrant autour d'Elektra, tout de noir vêtue, un ballet où son personnage se démultiplie, se fond dans la masse ainsi créée, y compris avec ses servantes, s'en extrait à nouveau, créant une chorégraphie quasi permanente qui fait forcément référence au classique chœur antique. Tout son « clan », y compris son frère et sa sœur, sera ainsi sombrement habillé alors que ses ennemies Clytemnestre et Égisthe apparaitront dans un blanc immaculé. À l'évidence le metteur en scène a cherché une représentation visuelle qui serait appréhensible par tous les spectateurs y compris ceux, nombreux dans cette salle, qui ne bénéficient pas d'une proximité suffisante pour capter la subtilité du jeu d'acteur et des expressions du visage. C'est plutôt malin, et ça rend effectivement l'action et les rapports entre les personnages parfaitement lisibles des quatre coins de la salle.

Mais la scénographie de n'est pas seulement maline elle est aussi intelligente et par moment saisissante avec des fulgurances visuelles qui viennent parfaitement compléter celles de la partition. Ainsi de cette explosion orchestrale des premières mesures dont le souffle expulse littéralement sur les trois immenses murs noirs limitant la scène, sombre cachot où Elektra rumine sa vengeance, tous les doubles de l'héroïne gisant inanimés autour d'elle au levé de rideau. Voilà une superbe entrée en matière, parfaitement expressive autant que totalement symbolique qui donnait le ton d'un spectacle à la cohérence inattaquable. Et qui bouclera sa boucle sur la même Elektra retrouvant à la fin de l'opéra sa position initiale, cette fois définitivement éteinte. L'apparition de Clytemnestre littéralement sortie du néant sur son lit aussi lumineusement blanc que sa robe est absolument saisissante, magique, bref un superbe moment de théâtre. Toute la scène qui s'en suit entre la mère et la fille sera ainsi baignée d'une atmosphère irréelle, car même si physiquement présentes sur scène en même temps, elles restent dans leur propre univers, chacune s'interrogeant en aparté sur l'autre, la fusion de ces deux interrogations disjointes recréant magiquement ce dialogue, ailleurs classique face à face, ici virtuel, mais tout autant expressif, et n'altérant aucunement la logique de l'ouvrage. Par contre on retrouva bien, en face à face cette fois, la confrontation entre les deux sœurs, qui, par comparaison devient presque banale et, il faut bien le reconnaître, moins habitée.

La mort apparaît de façon tout aussi symbolique, puisqu'aucun meurtre n'y est montré sur scène, tout se passant hors champs, tout juste entend on les cris de la victime. Le cadavre nu et ensanglanté d'Agamemnon, sorti de terre par sa fille puis porté en position christique par ses doubles, en sera la première représentation, rejointe plus tard, avec la même gestuelle, par Clytemnestre et Elektra, signifiant clairement leur fin. Les scènes plus courtes avec Égisthe et Oreste reviennent à la réalité, encore que l'apparition très figée, quasi hiératique d'Oreste soit plus près de la représentation que de l'action.

La vedette habituelle de cet opéra est bien sûr l'orchestre exceptionnellement fourni pour une fosse. Ce surplus de puissance avait l'inévitable mérite de réellement produire du son, condition primale pour faire de la musique. Il y en eu donc clairement en cette matinée de première et on se sentit réellement traversé par la musique de . donna le ton dès l'explosion initiale qui ne hurla pas de douleur ou de rage, procédant plus par vague que par fusée, soignant les nuances et les progressions, refusant la force brute, rejoignant ainsi ce que proposait Salonen à Aix, chacun avec sa personnalité, loin des démonstrations de force et de son de l'enregistrement Solti chez Decca par exemple. La conduite du discours dans ce flux ininterrompu de plus d'une heure trente, ferme, sans agressivité, tenait incontestablement la distance et malgré la puissance déployée sut parfaitement porter les chanteurs.

Mais si l'orchestre a doublé de volume dans la fosse, les chanteurs ne se sont pas mués en géants et inévitablement manquèrent tous, à un moment ou un autre de leur prestation, de présence sonore ce qui réduisait mécaniquement leur palette expressive. L'Elektra de Irene Theorin fut la plus exposée à ce symptôme, ce qui l'empêcha de constamment convaincre, malgré un engagement évident. Selon les scènes elle passa par des hauts et des bas, mit sans doute un petit moment à stabiliser la voix et l'émission, et peut-être tout simplement à prendre ses marques (c'était une première). Point commun aux trois personnages féminins principaux, aucune n'a essayé de sur jouer ou sur dramatiser son rôle. Ainsi on trouva la Clytemnestre profondément humaine, presque raisonnable, composée par , dont le chant, reflet des interrogations du personnage, était riche en nuances. À côté, fit une Chrysothemis plus monolithique d'expression, au chant moins sophistiqué mais parfaitement en place. et complétaient la distribution des principaux rôles, avec énergie pour le premier, et une froideur apparente pour le second.

Il ne faut donc pas chercher dans cette vision très visuelle et esthétique de Robert Carsen, les noirceurs et tortures de l'âme des protagonistes, ni une personnification de chair et de sang de chaque personnage, qui aurait besoin, pour être parfaitement perceptible, de plus de proximité avec les spectateurs que Bastille ne peut offrir. Choisissant un autre angle d'attaque, le metteur en scène s'adapte sans doute intelligemment au lieu, essaye de faire comprendre plus que de montrer explicitement, et y parvient fort bien finalement. Le chef et son orchestre, justement et glorieusement salués lors des applaudissements, insufflèrent vie et dynamique à cette musique sans brutaliser nos oreilles, alors que la partie vocale, talentueuse, est moins marquante.

Crédit photographique :  (Klytämnestra) et Irene Theorin (Elektra) © Opéra national de Paris/ Charles Duprat

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