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L’Orlando complètement fou de Bejun Mehta

Tous ceux qui, à l'été 2013, ont été pris tout à la fois dans les rets du timbre de miel et des yeux égarés de à Beaune lors de la version de concert d'Orlando donnée par , vont légitimement avoir envie de se précipiter sur l'enregistrement réalisé dans la foulée et qui paraît chez Archiv Produktion.

Double événement que cet Orlando qui, en plus d'être la première collaboration de avec la célèbre étiquette jaune, fixe pour l'Histoire l'interprétation du haute-contre le plus magnétique d'aujourd'hui.
a été un Orlando exceptionnel à Beaune mais aussi à la scène (Bruxelles 2012, dans la mise en scène de Pierre Audi). Est-il le Senesino d'aujourd'hui ?

Aucun de nos contemporains n'a entendu Francesco Bernardi (castrat adulé du public sous nom de Senesino) pour qui Haendel a écrit en 1733 ce rôle où il tenta de fondre le « marginal mythique » et « l'amoureux galant» de la légende, avatar des innombrables moutures inspiré du Roland de la célèbre Chanson (XIIème siècle) et qui, de l'Arioste (1715) à Stefani (1691) ont fait du héros un être déchiré entre aspirations glorieuses et amoureuses. « Aiguillonné par la gloire, tourmenté par l'amour, que vas-tu faire, pauvre cœur ? » Vivaldi avait écrit, en 1714, Orlando pour une basse, avant de le confier, en 1727, à l'alto féminin. Le « primo uomo » de Haendel est un contre-ténor.

Ecouter quand on a dans l'oreille l'interprétation irréprochable de Patricia Bardon chez un William Christie sans aspérités ou le merveilleux Christophe Dumaux avec Malgoire peut déstabiliser. Son Orlando est halluciné, qui n'a pas attendu sa grande scène du II pour être dévasté par la déflagration des passions. Si George Benjamin semble avoir écrit Written on skin pour lui, il n'en est pas de même pour Orlando où Bejun Mehta doit adapter sa troublante et insinueuse vocalité  à une partition virtuose alternant l'élégie qui ne lui pose aucun problème (Gia l'ebro mio cilio  est bouleversant de douceur), mais aussi la virtuosité des castrats (le tube  Non fu già men forte alcide  et  Fammi combatterre surprennent à la première écoute.).

L'interprétation de Bejun Mehta, irrésistible à la scène, est plus déstabilisante au disque (il serait malhonnête de vouloir nier une ligne vocale fluctuante sur les changements de registres, de prudentes échappées vers les aigus comme sur la pointe des pieds) mais dieu, que l'on y gagne par ailleurs! Voici qu'Orlando, loin de la popularité des têtes de gondole haendéliennes que sont Alcina et Giulio Caesare, et qui peut souffrir plus que ceux-ci de l'immobilisme d'un certaine classe orchestrale (l'interprétation très grand siècle de William Christie) acquiert avec Bejun Mehta une urgence dramatique inespérée.

Bejun Mehta, qui a déjà fait ses preuves haendéliennes (qui n' a pas vu le le sensationnel Messie mis en scène par Claus Guth n'a rien vu!) est bien entendu entraîné dans cette geste déraisonnée par un qui a toujours privilégié le théâtre sur la poussière de la partition. Jacobs est le démiurge d'un Orlando de chair et de sang, au moyen d'une constante invention qui tord le cou à la terrible dictature de la structure ABA, et qui enterre aussi définitivement le systématisme que peut représenter la démarche lyrique haendélienne : 3 heures d'horloge, pas de choeur, une enfilade d'airs pour quelques solistes chantant rarement ensemble, alternance bavarde des récitatifs, et pour couronner le tout happy ending obligé ! Un opéra de Haendel, pour qu'on y croie, ne peut d'ailleurs être envisagé que confié à un immense metteur en scène, un lecteur de livrets, comme ce fut le cas à Dijon naguère pour un Orlando d'anthologie disséqué par David McVicar ou jadis Robert Carsen à Aix.

A l'image du héros de Haendel, l'orchestre de Jacobs avance sans cesse, rugit, dévaste, en découd avec chaque note. On en vient à douter parfois qu'il puisse s'apaiser (voir le trio de l'Acte I déroulé à toute allure : 4mn au lieu de 7 chez Christie ! On déplore pour mieux ensuite se laisser convaincre et accéder à la dévastation sentimentale de Dorinda en comprenant qu'elle n'a de fait rien d'élégiaque.)

Au moyen d'un accompagnato terrifiant dont les effets vont jusqu'à rappeler l'hiver purcellien des 4 saisons vivaldiennes du Giardino Armonico, Jacobs est bien évidemment chez lui dans la scène de la folie, gérant en démiurge les brusques changements de tempi de Haendel dont Berlioz semble s'être souvenu pour l'ultime monologue éperdu de sa Didon .

Baptisé , et mis en avant, comme les chanteurs, par une spectaculaire prise de son, l'orchestre de Jacobs est un festival de couleurs où le continuo invente sans cesse (de lourds pizzicati s'immiscent çà et là dans des récitatifs qui n'impatientent jamais), où les flûtes colorent subtilement le flux de l'instrumentarium haendélien. Dans cette logique, alors qu'un simple récitatif comme le Dormo ancora de la fin du III sonne comme le début de l'Or du Rhin version Solti, on vient à douter de la nécessité des nombreux bruitages (tonnerre, oiseaux, ruissellements…) alla baroque surajoutés le long du chemin musical.

Chaque rôle d'Orlando doit être défendu par de grands chanteurs. Dans l'entourage du héros, la palme revient ici à la Dorinda de qui met en relief comme jamais la pastourelle Dorinda, pour laquelle Haendel a composé d'irrésistibles parties. Naviguant entre l'état de grâce absolue des lignes de la Cavatine qui ouvre l'Acte II, et la jubilation de son Amore e qual vento, la soprano fait penser à une Zerbinette qui serait émouvante.
L'Angelica pleine de noblesse, à la voix riche et souple, avec des aigus très incarnés (Verdi pianti !) de enchante. Son Medoro est idéalement complété par le mezzo charnu de . Seul le Zoroastre de se situe en deçà, peinant quelque peu dans son vaillant engagement des vocalises du second tube de la partition Sorge infausta una procella, laborieux déroulé déjà repérable et même couronné par un aigu à la peine dans Tra caligini profonde. A lui néanmoins la morale de l'histoire : « En aimant la raison s'égare… »

Ces réserves ne peuvent entacher la passion hypnotique que l'on ressent à l'écoute et surtout à la réécoute de cet enregistrement torrentueux (2 CD au lieu des habituels 3, curieusement plagés de façon très incommode quant à l'accès aux airs) où René Jacobs vient d'apporter salutairement la vie qui manquait ailleurs à cet opéra. Parions que les auditeurs rétifs à ce type d'œuvre lyrique, dont la configuration un brin schématique que l'on a décrite peut légitimement rebuter, risquent de revoir leur jugement et, rien qu'à ce titre, cette parution salutaire arrive à point nommé dans la discographie quelque peu compassée d'Orlando.

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