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À Bastille, le Chevalier à la Rose sans une ride

Pour ce Chevalier à la Rose, la mise en scène de Wernicke, présentée pour la première fois à Salzbourg en 1995, et peu après à Paris, fait son retour à l'Opéra Bastille.

, trop tôt disparu, jouit déjà de par le monde de l'aura d'un géant de la mise en scène. C'est donc avec plaisir que l'on voit revenir sur la scène parisienne son Rosenkavalier, qui a rencontré pendant ces vingts dernières années, partout en Europe, un égal succès. Dans ce spectacle dont chaque détail a été méticuleusement pensé par Wernicke, le coup de génie entre tous, c'est le décor : les gigantesques miroirs, au sol, sur les murs, au plafond, qui en pivotant sur eux-mêmes, renvoient au public l'image d'intérieurs viennois dorés ou d'allées ombragées, comme au Prater, donnent une impression de profondeur, d'espace, de faste toujours délicatement mis à distance. La simplicité et la discrétion du procédé, loin des sirènes d'une lecture trop simplement psychanalytique, sont le parfait pendant de la musique de Strauss, qui a déconcerté dans le temps les amateurs d'Elektra. Un apparent classicisme, des tonalités nettes, des commencements de valses, qui évoquent le XVIIIe siècle beaucoup plus qu'ils ne le restituent, l'enjolivent de souvenirs fantasmés et le décorent des brumes de la mémoire. Sur scène, les tremblements des miroirs, les reflets des silhouettes que découpe le faisceau des projecteurs, sont bien plus que des aléas : ils deviennent les indices de la fragilité d'un monde condamné à s'enfoncer dans les ténèbres de l'oubli.

Badinerie et nostalgie : la mise en scène parvient tout à fait à réconcilier les deux climats qui cohabitent dans le livret de Hofmannsthal. Avant de se sublimer dans la farce puis dans le dénouement du dernier acte, ils sont chacun symbolisés par deux grandes scènes, qui apparaissent comme les sommets de la représentation. La fin de l'acte I, d'abord, où la Maréchale entrevoit son destin et se résigne déjà, intérieurement, à renoncer à l'amour. y est splendide, et le rôle semble fait pour elle : sa voix n'a pas l'assurance, la rondeur ou la plénitude d'une voix de soprano de vingt ans, mais c'est justement dans ces imperfections qu'elle émeut. Assise à l'écart, perdue dans une rêverie aux accents presque religieux, elle devient véritablement héroïque. Entièrement à l'opposé, mais non moins réussi, le moment de bravoure du Baron Ochs, à la fin de l'acte II, est un pur régal. La basse , fort d'un immense talent d'acteur et d'une technique vocale impeccable, campe son truculent personnage avec brio. Au moment où il chante qu'avec lui, les nuits ne sont jamais trop longues (« Mit mir keine Nacht dir zu lang »), le ridicule assumé et l'épaisse satisfaction de soi touchent à l'admirable.

Au milieu de bien des trouvailles, certains se demanderont malgré tout si la fidélité de Wernicke au livret ne le conduit pas à en souligner les platitudes. Il n'est pas indispensable qu'Octavian mime, avec son épée, le balancier d'une horloge, pendant que la Maréchale se lamente sur le temps qui passe. Ou sur un plan plus radical, on pourrait regretter que le metteur en scène n'ait pas voulu prendre le risque d'un Baron plus ambigu, plus pernicieusement mauvais, et moins directement désigné, par ses bouffonneries et son accoutrement, à la vindicte du public ; en un mot, un personnage respectable, dont la vulgarité privée n'en est que plus repoussante.

Le reste du plateau est dominé par un excellent Octavian, chanté par la mezzo-soprano , parfaite en femme jouant un homme qui se fait passer pour une femme. Sa voix pleine d'ardeur juvénile, à l'acte I, répond à merveille à la lassitude grandissante de la Maréchale. Quant à la scène de la présentation de la rose à l'acte II, comme il se doit, elle est superbe. Il faut dire que l'Orchestre de l'Opéra est à l'un de ses meilleurs niveaux – , rompu aux bouillonnements straussiens, connaît la partition sur le bout des doigts – et à ce moment, comme dans les dernières notes de l'opéra, où paraît le curieux motif d'accords descendants, le temps semble suspendu, le rêve envahit l'espace. Sophie, quant à elle, en la personne d', est légèrement moins convaincante : son timbre manque quelque peu de couleurs, et son jeu de raffinement. Le grand trio du dernier acte, heureusement, reste une belle réussite, et le point final parfait d'un spectacle qui passionne, aujourd'hui comme hier.

Crédit photographique : © Émilie Brouchon / ONP

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