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György Kurtág et Gilbert Amy à l’honneur au Festival Messiaen

Invité au festival Messiaen par Gaëtan Puaud, le compositeur hongrois (né en 1926) n'a pu faire le déplacement jusqu'à La Grave. Pour autant, la journée d'étude passionnante sur le compositeur (16 juillet) menée par Philippe Albèra, directeur des éditions Contrechamps, et Benoit Sitzia (compositeur), accueille , compositeur lui-même et vivant à Bordeaux. À travers témoignages, vidéos et paroles de musicologues se dégage la singularité d'un artiste, né comme Ligeti en Transylvanie, qui va rester en Hongrie et travailler à l'écart des grands courants de la musique du XXe siècle. Prenant refuge dans la tradition et l'immense culture qu'il s'est forgée, au contact notamment de la littérature (Kafka, Beckett, Pilinszky, Rimma Dalos, Akhmatova…), Kurtág pratique la « culture de l'hommage » et emprunte la voie de l'aphorisme et de l'œuvre-fragment qui constitue, pièce par pièce, un univers à nul autre pareil : « On s'y déplace comme dans un labyrinthe. Notre écoute est notre seule boussole », souligne Philippe Albèra.

90 bougies pour

À côté de et Pierre Boulez (la radicale Sonate n°3 !), le pianiste inscrit à son programme huit pièces des Jatékok (Jeux), une œuvre emblématique de Kurtág débutée en 1973 et comprenant aujourd'hui des centaines de pages allant du projet pédagogique, à l'instar des Mikrokosmos de Bartók, aux multiples hommages rendus à ses proches et amis. Le tout constitue une sorte de journal du compositeur accumulant toutes sortes de matériaux propices à sa création: « une musique de sauvage mais raffinée » dit encore Philippe Albèra. Parmi les huit hommages choisis par , qui renouvellent à l'envi les gestes (violent, éruptif, calme, délié…) et les caractères se glisse un … humble regard sur , Kurtág ayant fréquenté sa classe lors de son premier voyage à Paris en 1957. L'écriture de ces miniatures exige du pianiste précision du détail, cerne des contours et raffinement du timbre : autant de qualités réunies sous les doigts de ce magnifique pianiste nous invitant à goûter la beauté de cette musique éphémère qui se renouvelle.
À l'instar de (voir notre premier article), devait choisir un compositeur en vue d'une œuvre nouvelle commandée par le festival. À l'affiche donc, l'Italien , et son humour ravageur, qui vient sur scène présenter ses Trois études pour piano : trois perles qui ont pour modèle celles de Debussy (Pour les cinq doigts, Pour les tierces et Pour les huit doigts) relues à travers le prisme de son imagination. La première, Pour « les cinq sons », d'après Monsieur Claude (qui sera bissée !), convoque les dimensions de l'espace et de la résonance à partir d'un matériau des plus anodin. Pour les tierces paresseuses s'origine dans le grave et procède à une lente transformation de la matière jusqu'à l'embrasement sonore du clavier. Féline et virtuose, la troisième étude, Pour les huit sons guillerets, joue sur l'alternance des deux mains en cluster qui balaient tous les registres de l'instrument (25 juillet).

Dans l'église des Terrasses, surplombant La Grave, la soprano et la violoniste Hae-Sun Kang donnent Kafka-Fragmente, autre œuvre emblématique de écrite entre 1986 et 87. Elle réunit 40 fragments puisés dans les écrits intimes de Kafka (correspondance, lettres à Milena, aphorismes…) que Kurtág dit avoir agencés « avec la gourmandise d'un petit garçon grignotant des bonbons défendus ». Ainsi condense-t-elle, en une sorte de « théâtre du monde », toute la gamme des sentiments humains exprimés de manière aussi brève que concentrée : « J'ai voulu arriver, écrit Kurtág, à une sorte d'unité avec le moins de matériau possible et à un type de composition vocale qui se rapproche le plus possible de la communication verbale ». Rompue aux techniques de la « voix source », celle qui ne fait pas que chanter, (cf. notre article) donne à chacun de ces instantanés sa couleur et son intensité (du chuchotement au cri) avec une vitalité et un engagement sidérants. Le violon – impériale Hae-Sun Kang – en est tout à la fois le pré-écho et la résonance, parfois même la doublure voire le commentaire. Redoutable par la variété de ses textures et la ciselure des lignes, l'écriture instrumentale exige différentes scordature (et deux violons) et oblige la violoniste à réaccorder plusieurs fois ses instruments. D'une seule voix, les interprètes nous guident dans ce voyage intérieur et labyrinthique : « Il y a un but, mais pas de chemin, ce que nous nommons chemin est hésitation » prévient Kafka dans le septième fragment. (27 juillet)

Dans l'église du Monêtier-les-Bains, c'est le tout jeune (fondé à Paris en 2012) qui met à son programme la musique de Kurtág. Si la métaphore du chemin dans Kafka-Fragmente fait écho à la Winterreise de Schubert, ses Six moments musicaux op. 44 (1999-2005) pour quatuor à cordes évoquent de même le compositeur viennois. Dédiés à Gyögy Kurtág junior (présent dans l'église), ce sont 6 numéros très brefs que le compositeur inscrit dans cette forme ouverte qu'aimait emprunter Schubert. Comme il en a l'habitude, Kurtág y honore ses proches (in memoriam György Sebök, à …) et invoque la mémoire des musiques du passé (Bach, Beethoven, Rameau, Janacek…), reliant ainsi « l'immédiat et le lointain » selon l'expression de Philippe Albèra. Chaque page découvre une facette d'un univers qui se construit, tout à la fois léger (Capriccio) et grave (Mesto pesante ), fragile (…. rappel des oiseaux… ) et hésitant (Footfalls). Si les Van Kuijk ne nous convainquent pas (encore) dans le Quatuor en ut majeur K.465 de Mozart, leur approche extrêmement sensible et mûrement travaillée de la musique du maître hongrois, alliant précision du geste et raffinement du son, nous enchante. (Le 26 juillet)

Coachés par Hae-Sun Kang, interprète et pédagogue, les étudiants du DAI, répertoire contemporain et création du CNSM de Paris (cf notre article) sont, comme chaque année, présents au festival Messiaen et jouent la musique de Kurtág. Dans l'église de la Grave, les Jatékok pour piano à quatre mains « enlacent » les doigts de Justine Leroux et Julien Blanc dans un concert affichant également les créations mondiales pour deux pianos de (Justine Leroux et Antoine Ouvrard) et Michaël Seltenreich (Julien Blanc et Antoine Ouvrard). (31 juillet)
Au Chazelet, l'altiste Leva Srougyte donne une interprétation superbe de Jelek (signe) op.5 (1961). La pièce de 5′, alliant geste et rhétorique, enchaîne six micro-mouvements (Agitato, Giusto, Lento, Vivo, feroce…), comme autant de facettes du discours. Magnifiquement concentrée, l'altiste y déploie une variété de couleurs et de textures prodigieuses. La conception de Eszka-Emlékzaj (bruit-souvenir) pour violon et voix rappelle celle des Kafka-fragmente où les instruments se complètent et s'équivalent. La voix y est tour à tour chantée, déclamée ou chuchotée. Si l'on regrette l'absence du texte et sa traduction dans ces 6 pièces aphoristiques, on se délecte de la voix ample et ductile, superbement timbrée, de la soprano trouvant en You-Kyung Kim une partenaire de choix.

80 bougies pour Gilbert Amy

Élève d' dans les années 1950 et appelé par Pierre Boulez en 1967 à la direction du Domaine musical qu'il assume jusqu'en 1974, Gilbert Amy est l'une des plus grandes personnalités musicales de notre temps. En 1976, il fonde le Nouvel Orchestre Philharmonique (NOP) de Radio France dont il est le chef et directeur artistique jusqu'en 1981. Engagé dans la voie du sérialisme qu'il n'a jamais renié, Amy signe en 1996 son unique opéra « Le premier cercle » dont il écrit le livret d'après la traduction du roman d'Alexandre Soljenitsyne.
Au programme de l'hommage-anniversaire que lui rend le festival, s'affiche son œuvre pour quatuor à cordes (Mouvement pour quatuor à cordes et Quatuor à cordes n°3) donné par les Parisi. Pour l'heure, dans l'église du Chazelet et en compagnie des musiciens du DAI, il vient sur scène présenter les deux œuvres interprétées par les étudiants. Le temps du souffle II (1993) appartient à un cycle de trois pièces magnifiant le souffle en tant qu'énergie originelle. L'œuvre convoque le trombone (baryton et alto), le saxophone et le violon dans une confrontation plutôt insolite de leur timbre respectif. Ainsi les sonorités chaudes du trombone () sont-elles hybridées par celles, plus acérées, du saxophone (Antonio Garcia-Jorge), le violon (Malika Yessetova) apportant la qualité soyeuse des cordes frottées dans un espace où se déploient les lignes jubilatoires des trois instruments. Pierre d'angle du répertoire pour alto solo, D'ombre et de lumière (2004) explore l'instrument dans toutes ses potentialités timbrales et expressives. Somptueux et d'envergure, les quatre mouvements éprouvent les qualités de l'interprète (virtuosité du trait, contrepoint, puissance dramatique…). La jeune Leva Srougyte, rien moins qu'impressionnante, relève superbement le défi.

Le festival fêtera l'année prochaine – du 22 au 30 juillet – ses vingt ans. Gaëtan Puaud nous promet une affiche exceptionnelle qui permettra notamment de réentendre Une lecture de Saint François d'Assise, dans la réduction pour deux pianos et Ondes Martenot d'Yvonne Loriod, une version de concert programmée cette année en ouverture de festival et à laquelle nous n'avons pu assister.

Photos :  Florent Boffard, avec la violoniste Hae-Sun Kang et Gilbert Amy et ses musiciens © Samuel Collins

 

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