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Vous avez dit romantique ? Marathon musical chambriste à Bastille

En ce week-end printanier, l'Opéra Bastille présentait un cycle de concerts autour du romantisme allemand : la programmation axée autour de la filiation Schumann-Brahms, dans divers aspects de la musique de chambre, laissait aussi la place aux ascendants, aux amis, à l'un ou l'autre successeur de ces deux maîtres, et même à une descendance récente (le Sextuor de Penderecki, que nous n'avons pu malheureusement entendre) ou aux maîtres du XXe siècle totalement rétifs à cette tradition germanique.

, auteur d'un excellent essai sur la musique allemande (L'ardeur et la mélancolie, Fayard) assure la présentation orale de l'évènement, et campe aussi le décor par un court texte d'introduction : il s'agit d'évoquer divers aspects de cette esthétique, avec ses modes de pensées individuels, « réinventant constamment ses codes et ses formes », s'appuyant tantôt sur les grandes modèles préexistants hérités de l'âge classique, tantôt sur la vision fugitive ou la culture du fragment… D'autres centres d'intérêts du romantisme germanique sont également envisagés au fil des récitals, que ce soient les références à la Heimat (sorte de mère-patrie intime), à la Nature, à une culture populaire rêvée ou sublimée, ou encore au ton des légendes et autres contes.

Du romantisme allemand vers le post-romantisme

Le samedi 8 avril, le Quintette avec piano opus 34 de manque quelque peu d'aération et d'étagement des plans sonores : les cordes sont drues et tranchantes (les violonistes Christophe Guiot et Élisabeth Pallas), malgré des interventions pleines de sensibilité des cordes graves (l'altiste Jean-Michel Lenert, et surtout le communicatif violoncelliste Cyrille Lacrouts). La conviction, certes probante, du pianiste Michel Dietlin est parfois entachée d'une certaine raideur dans l'étalement des nuances ou dans le cheminement des phrasés.

Le récital vents/piano de la même après-midi nous vaut un pur moment de bonheur et de poésie avec les Trois romances opus 94 de , éloquentes malgré la sonorité plus française que germanique, un rien pincée, de Christophe Grindel au hautbois en compagnie de la pianiste Christine Lagniel. Le difficile Adagio et allegro opus 70 du même compositeur, pour cor et piano, est malheureusement oblitéré par l'intonation parfois hasardeuse de Misha Clinquennois. Les trois artistes n'arrivent pas à sauver d'une certaine grisaille académique l'assez quelconque Trio opus 188 de , un épigone simplement original par sa distribution instrumentale (piano, cor, et hautbois).

Des cordes et des voix

Le dimanche 9 avril, un splendide ensemble de cordes, sous l'autorité souveraine et flexible de Karin Ato, nous gratifie d'un tantôt printanier tantôt mélancolique Premier sextuor opus 18 de , et surtout d'un diamantin et enthousiasmant Octuor opus 20 de Mendelssohn, chef-d'œuvre absolu d'un génie d'à peine seize ans. Sans nul doute l'un des grands moments musicaux de ce week-end.

Quatre solistes issus des chœurs de l'opéra (Pranvera Lehnert, Marie-Cécile Chevassus, Luca Sannai, Chaek Wook Lim) défendent ensuite des rares Quatuors vocaux opus 64, et surtout (outre deux duos ajoutés en dernière minute) les évocatrices Liebesliederwalzer opus 52 de : si on ne peut que se réjouir d'entendre ce répertoire pour ensembles vocaux, peu fréquenté de ce côté-ci du Rhin, on peut parfois regretter d'avoir ici une collection de voix solidement charpentées et très individualisées, plutôt qu'un ensemble davantage uni par un travail chambriste ou rhétorique approfondi.  La prononciation allemande pourrait aussi être çà et là plus affirmée. Notons l'excellent accompagnement de Sandra Westphal et d' (par ailleurs chef de chœur adjoint de la maison).

L'essence du romantisme

Le week-end s'achève par deux remarquables prestations : la quintessence du romantisme schumannien, au fil de quelques œuvres pour cordes et clavier, est tout d'abord brillamment illustrée par Tatjana Uhde dans les Fünf Stücke im Volkston opus 102. La jeune violoncelliste allemande est aussi à l'aise dans la verve ironique du premier volet de l'œuvre que dans l'évocation mi-savante mi-populaire du terroir musical germanique des quatre pièces suivantes. Mais c'est surtout le magnifique altiste qui retient toute l'attention, par son infinie palette de nuances et d'effets, tout au long des Märchenbilder opus 113. Il est admirablement soutenu par le piano imaginatif de Florence Boissolle : le temps suspend son vol, dans la raréfaction sonore quasi religieuse du Langsam mit melancholischem Ausdrück final. Rejoints par le violon de Thibaut Vieux, les musiciens nous révèlent toutes les subtilités d'écriture du difficile Quatuor avec piano opus 47, plus secret, moins spontané et plus inégal sans doute que son œuvre frère, le célèbre Quintette opus 44 : cette réhabilitation impose l'œuvre par une grande cohésion de propos et une mise en place impeccable.

Contre-mesure pertinente

Terminer une programmation axée sur le romantisme par son exacte contre-mesure au XXe siècle aurait pu n'être qu'une inutile provocation. Au contraire, cette mise à distance volontaire des préceptes poétiques d'un courant révolu et obsolète après la boucherie de la Grande Guerre sert de parfait antidote à tout excès de sentimentalisme incongru. Une dizaine d'excellents solistes (bois et cuivres, rejoint par la seule contrebasse de Philippe Noharet pour le Varèse) se relaient pour des versions en tout point remarquables par leur verve incisive et leur parfait à-propos de diverses pages du XXe siècle le plus corrosif, depuis la nouvelle objectivité très coruscante de la Kleine Kammermusik opus 24 n° 2 de , au futurisme toujours sidérant d'actualité d'Octandre d', en passant par le néo-classicisme iconoclaste de l'Octuor d' (trois œuvres sensiblement contemporaines, datant toutes de 1922-23), ou encore par la veine folklorisante du jeune György Ligeti des Six bagatelles pour quintette à vent, plus récentes (1953) et paradoxalement plus datées.Ce splendide récital offre au public resté fidèle à l'issue de ce marathon un jubilatoire décrassage auriculaire et ponctue la journée du dimanche avec beaucoup de pertinence, par la mise en perspective salutaire de l'ensemble de la programmation.

Crédits photographiques : Opéra Bastille © Christian Leiber / Opéra national de Paris ; Pierre Lenert © Caroline Doutre

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