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À Genève, une saga de Figaro ?

Trois opéras en trois jours à Genève. Trois opéras pour tenter de raconter le destin de Figaro. Du brillant entremetteur des amours du comte Almaviva, alias Lindoro, jusqu'à son divorce d'avec Susanna, la soubrette rencontrée lorsqu'elle était au service de Rosine devenue la Comtesse Almaviva. Une histoire de famille, l'histoire d'une famille.

Premier épisode : Il Barbiere di Siviglia

À l'entracte de ce Barbiere di Siviglia, deux des plus éminents critiques musicaux genevois qu'on ne peut soupçonner de manque de sérieux intellectuel se sont éclipsés. Une probable « première » dans leur carrière. C'est dire si ce premier volet de cette « Trilogie de Figaro » était loin des attentes d'un quidam venu à l'opéra sinon pour rêver du moins pour y voir et entendre une comédie bouffe ainsi que l'a imaginée et avant lui, Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais !

L'un des opéras les plus joués au monde revient défiguré par un metteur en scène ignorant de la tradition de l'opéra rossinien, voire de l'esprit qui régit cette farce. Sous prétexte d'humour anglais, imagine des protagonistes sortis d'un burlesque aussi grossier qu'inadéquat.
Pour résultat, la gaucherie théâtrale de (Il Conte di Almaviva) n'a d'équivalent que la petitesse de sa voix et l'absence de projection vocale. Il compose (?) un personnage peu crédible de l'amour qu'il est censé porter à Rosine. On ne peut cependant lui en vouloir de cette absence d'intention, puisque la mezzo (Rosina) ne montre pas plus d'intérêt pour son amoureux, trop occupée à bien chanter sans pour autant être un tant soit peu rossinienne !
De son côté, le baryton Bruno Taddia (Figaro) cache derrière une excitation imposée une voix en sérieuse délicatesse avec le diapason et d'une aboyante rugosité. Affublé d'un costume ridicule, la basse (Don Basilio) en maître de musique aveugle (une cécité si mal dirigée que le chien sensé le guider devient un accessoire encombrant) expose son “Air de la calomnie” à un Docteur Bartolo qui, farfouillant dans les tiroirs de sa pupille, ne s'intéresse nullement à ce qu'on lui raconte alors qu'il s'agit là d'une des scènes clé de l'opéra.

Avec un à peu près vocal dès les premiers instants et un rejet coupable de la tradition rossinienne, on assiste à un défoulement scénique qui jamais n'amuse, ni ne distrait. Si l'esprit rossinien est absent, il serait cependant injuste de ne pas louer l'exception. En effet, seul rescapé de l'esprit de la comédie à-la-Rossini, (Bartolo) rafraîchit la scène avec son abattage de baryton bouffe. Ses bientôt quarante ans de carrière lui ont donné une aisance scénique, une connaissance vocale et un entregent exemplaires dont il fait l'heureux étalage.

Dans la fosse, quand bien même on apprécie la joie évidente de Jonathan Nott de diriger un bel , la dynamique acérée de Rossini est trop joliment “mozartée” par le chef britannique.

Deuxième épisode : Le Nozze di Figaro

Le décevant Barbiere di Siviglia de la veille pourrait décourager le chaland d'aller voir le second épisode de cette trilogie. Il aurait tort. Ces Noces sont enthousiasmantes. D'abord d'un point de vue visuel, avec des personnages bien dessinés, des éclairages (presque) parfaits et un décor spartiate efficacement utilisé quand bien même il contraste avec le faste des costumes.


La mise en scène de Tobias Richter, également directeur du Grand Théâtre de Genève, raconte bien l'intrigue. Si elle reste dans la tradition « strehlérienne » peut-être qu'une lecture plus attentive de ce chef d'œuvre de la mise en scène lui aurait évité quelques erreurs. Comme celle du jardinier Antonio entrant chez le Comte par la fenêtre d'où avait sauté Cherubino, posant ses bottes crottées sur la coiffeuse de la Comtesse, et portant dans ses bras, la preuve du délit, un impeccable pot de géraniums alors que le livret affirme que Cherubino avait foulé une plate-bande d'œillets (un clin d'œil de Lorenzo Da Ponte à la superstition théâtrale ?)

La basse italienne (Il Conte di Almaviva), en pleine forme (surjouant parfois) porte le spectacle. La voix sonnante, tout en lui en fait le comte détestable et autoritaire voulu par Beaumarchais. Jusqu'à son « Contessa, perdono » de l'ultime scène où il est soudain émouvant aux larmes. (La Contessa di Almaviva) campe une très belle comtesse qu'on aurait toutefois aimé plus empreinte de noblesse. Le baryton (Figaro) se débat valeureusement contre l'envahissante présence de son compatriote en offrant une voix claire et agréablement menée, une diction impeccable. Une voix qui, débarrassée de ses aigus quelque peu coincés, devrait pouvoir reprendre le flambeau des plus grands barytons de l'école italienne. A ses côtés, la soprano suisse (Susanna) possède tout le charme de sa jeunesse. Le charme et l'inexpérience aussi. Avec le regard constamment fixé sur le chef, elle chante parfaitement mais sans génie. L'interprète sans l'artiste. Cette constance à éviter l'erreur, la fausse note, lui fait oublier son talent. La voix, superbe, semble retenue, manque de volume et de projection. Comme un bijou dont la délicatesse empêcherait qu'on l'extraie de son écrin. Admirable de simplicité vocale, (Cherubino) à la voix de velours caramel compose un parfait amoureux. Masquant son vibrato au bénéfice de la crédibilité de son personnage, la mezzo américaine reste l'heureuse découverte de cette distribution. Les autres personnages sont aussi magnifiquement incarnés avec une mention spéciale pour l'énergie et la théâtralité dévoyée de (Marcellina).

Dans la fosse, le chef est apparu très à l'aise avec l' mais moins avec le plateau dont il ne parvient pas à empêcher de nombreux décalages.

Troisième épisode : Figaro Gets A Divorce

L'idée d'une suite aux Nozze di Figaro germe entre le metteur en scène David Pountney et la compositrice , lors d'une rencontre au bord d'un verre. S'appuyant sur la pièce de l'écrivain Ödön von Horváth, David Pountney concocte un livret dont le déroulement de l'intrigue est quelque peu difficile à suivre, le théâtre offrant une lecture dramatique plus facile que l'opéra avec ses contraintes musicales. En gros, le comte Almaviva, sa femme et son fils Serafin, Figaro, Susanna et sa fille Angelika (Serafin et Angelika étant des enfants illégitimes), tous ruinés, fuient un pays hostile et sont arrêtés à la frontière par Le Major, espèce d'agent secret qui dévoile à chacun ses origines et trahisons. En faisant croire que les deux jeunes gens sont frère et sœur, il espère épouser Angelika. Les plans seront bien évidemment déjoués et le comte et la comtesse réconciliés mourront pour faire place à la musique !

La musique d' reste indéfinissable même si personnelle. Ses mélanges musicaux inspirés par Benjamin Britten, Salvatore Sciarrino et Leonard Bernstein la projette tour à tour du drame dans l'action et dans la romance sirupeuse. D'une écoute volontairement acceptable à l'oreille, ces pages manquent parfois de caractère. L'écriture musicale moderne de courtes séquences n'autorise qu'à de rares instants l'expression vocale lyrique. Aussi, comme il est fréquent dans les opéras actuels, les protagonistes chantent dans l'excès vocal.

Ainsi en est-il du ténor baritonal (The Major), parfait de sadisme. Il domine un plateau vocal excellemment préparé dont le soin à la diction anglaise (si difficile à chanter) est remarquable. A noter la belle direction d'orchestre du chef anglais devant un Basel Sinfonietta appliqué et impliqué.

Une œuvre prétentieuse qui ne peut guère survivre qu'avec l'accompagnement du Barbiere di Siviglia et des Nozze di Figaro. Mais, peut-on survivre décemment après Beaumarchais, Rossini et Mozart ? Après la parole et la musique ?

En résumé, si le décor (Ralph Koltaï), les costumes (Sue Blane) et les lumières (Linus Fellbom) sont communs aux trois opéras, il aurait été peut-être judicieux d'offrir à un seul metteur en scène, plutôt qu'à trois, la réalisation de cette saga. L'unité théâtrale en aurait été certainement plus pertinente.

Crédit photographique : © Magali Dougados

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