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Jephtha à Garnier, parce qu’il doit en être ainsi

Le Jephtha présenté à l'Opéra Garnier vaut pour qui donnent sa force au spectacle et une distribution qui sait révéler l'humanité de chaque personnage. signe une mise en scène symbolique entre respect de l'œuvre et approche singulière.

Ce n'est pas parce qu'un oratorio se compose de récitatifs, d'airs et de chœurs qu'il doit être abordé (et apprécié) comme un opéra. Et cela même s'il est potentiellement soutenu par la suggestion d'une action dramatique comme c'est le cas pour l'ultime œuvre de Haendel. Interactions limitées entre les protagonistes, chœur sans rôle précis, certaines longueurs et quelques airs routiniers : l'œuvre n'est pas facile à explorer pour un metteur en scène (on peut d'ailleurs se poser la question de l'utilité de celle-ci pour un oratorio, pratique pourtant régulière, et ce depuis le XIXe siècle).

C'est avec la première phrase du livret, « It must be so » (« Il doit en être ainsi »), que trouve pourtant un bon équilibre entre le respect de l'œuvre et une vision toute personnelle. C'est donc un visuel très épuré, proche d'une mise en espace, qui est déployé de façon constante. Et de la même manière qu'un oratorio est représenté sans décors, les vêtements de ville marquent aussi l'absence initiale de costumes. Dans un univers très sombre soutenu par les clairs obscurs de Bernd Purkrabek, la simplicité est ici bien à propos avec de très bonnes idées : les lettres géantes mobiles qui composent au début « It must be so », sont constamment présentes comme pour souligner un destin inéluctable, et matérialisent la confusion du héros par leurs déplacements et leurs multiplications, soulignant parfois un mot (« must ») ou suggérant une détresse de plus en plus manifeste («  SO SO SO », soit « SOS »).

Mais cette mise en scène présente aussi une approche assez convenue avec une table ensanglantée lors du premier air de Storgé qui fait écho au sacrifice qui s'opère sur cette même table, ou encore les silhouettes morbides de corbeaux. Quelques éléments détonnent, tel ce rayon divin destiné à Iphis d'un kitsch inexplicable, mais aussi la ponctuation de sons enregistrés qui ne semblaient pas nécessaire pour soutenir cette noire atmosphère. De ce fait, résiste au « Whatever is, is right » (« Tout ce qui est, est juste »), mais  défend son propre regard, rebelle et contestataire, notamment lorsque le chœur affirme poing levé cette citation de Pope insérée par Haendel lui-même (pour rehausser un livret un peu trop convenu). Les huées qui s'élèvent aux saluts à l'encontre de Claus Guth et de son équipe, nous semblent plus destinés au dernier souvenir du travail du metteur en scène sur la Bohème, qu'à ce qui s'est réellement déroulé ce soir.

S'il est un élément indissociable du genre, c'est bien le chœur. Et en cela, la partition de Jephtha compte les parties chorales les plus remarquables de la carrière de Haendel, fascinantes grâce à un judicieux mélange de références passées (principalement de Philomela Pia, le recueil de six messes de Frantisek Habermann) et d'un regard vers l'avenir. La force de ce spectacle vient du chœur des Arts Florissants : autant dans la précision implacable de l'exécution de cette écriture incroyablement savante et vigoureuse, que dans la saisissante théâtralité que celle-ci véhicule.


Chaque personnage de Jephtha synthétise à sa manière les personnalités de la production lyrique de Haendel. La noble figure de mère assurée par Storgè, fait ainsi écho à Erenice dans Sosarme, ou encore Nicrotis dans Belshazzar. Cette douleur grandiloquente, la porte avec son habituelle ferveur : art de la déclamation, multitude des effets, intensité dramatique pour maintenir à chacune de ses interventions une douleur vibrante. Face à elle, l'innocence de l'Iphis de , déjà entendue au festival de Baune en 2015, est encore plus éclatante. Il semble bien loin le temps des Jardins des voix qui révélait sur la scène lyrique française la jeune soprano britannique… Aujourd'hui, l'artiste se distingue régulièrement dans des rôles principaux du répertoire baroque grâce à cette luminosité portée par de délicieux aigus et l'agilité de ses trilles. Cette fragilité menée avec la complicité d'un metteur en scène qui approche la direction d'acteurs avec précision, complète la virilité du guerrier dont elle est éprise, Hamor () partageant sans détour cet optimisme radieux que Jephtha détruit avec les meilleures intentions du monde. Le contre-ténor se révèle brillamment sonore tout au long de la soirée, la fluidité de ses vocalises inspire un jeu théâtral persuasif de bout en bout. campe quant à lui un Zébul empreint d'une agréable vérité, le baryton rencontrant toutefois quelques difficultés d'émission.

Les premiers pas de sur la scène de l'Opéra de Paris sont marqués par un Jephtha brusque, presque fanatique dans son chant comme dans son attitude. Le visage et le corps étrangement tordus, le ténor fait preuve, grâce à un timbre clair et une approche du rôle déchirante, d'une précision tant dans sa diction que dans la virtuosité de ses vocalises. Mais l'impitoyable homme se fissure face à la soumission de son unique enfant : « Deeper and deeper still » ne conduit pas seulement Jephtha à travers une vague d'émotions, mais à travers une diversité étonnante de tonalités liée efficacement à l'expressivité. Le rôle-titre porte l'un des plus beaux airs de la production haendélienne, « Waft her, angels », défendu avec justesse par l'interprète de ce soir : dans un climat presque extatique modelé par l'apaisant tempo des croches ou doubles croches de l'orchestre, rarement mélodie plus simple n'a été plus expressive dans l'Histoire de la musique.

Conformément aux goûts baroques, Haendel se complaît dans une fin heureuse grâce à l'intervention d'un angelus ex machina. Même si l'air de est d'un intérêt limité en raison d'une écriture facile, tant dans la ligne mélodique que dans l'accompagnement, et somme toute assez incongrue dans un oratorio anglais, la transparence et la brillance du timbre du contre-ténor, grâce à des aigus soutenus et plaisants, donnent un peu de force à ce dénouement boiteux, donnant peut-être une solution volontairement ironique dans ce monde où les conventions cassent les « sombres décrets » de la tragédie qui menace.

Crédits photographiques : © Monika Rittershaus / ONP

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