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Il Giasone de Cavalli, l’opéra vénitien à Versailles

Il Giasone de Cavalli, par sa richesse de ton, est un projet difficile à monter pour des artistes contemporains. Dans cette production créée au Grand Théâtre de Genève au début de l'année dernière, le résultat est jubilatoire de bout en bout sous la baguette de et le regard de .

Vingt-neuf productions différentes et soixante-et-une éditions du livret : Il Giasone est souvent présenté à juste titre comme l'un des plus grands triomphes de l'opéra du XVIIe siècle. Le succès est tel que le dixième opéra de Cavalli (dans un catalogue qui en compte trente-deux) sera joué dix fois à Venise, mais aussi à Naples, Milan, Lucques, Florence, Ferrare, Bologne, Rome, Gênes et Brescia. Après trois siècles d'oubli, Il Giasone revient sur la scène lyrique d'abord en version de concert (Naples en 1969, Karlsruhe en 1974 et Buxton en 1984), puis en version mise en scène en 1988 à Innsbruck, et sous la forme d'un enregistrement mené par René Jacobs.

Pour remettre aujourd'hui sur le devant de la scène cet opéra, n'est pas dépourvu de moyens : pas moins d'une dizaine de copies de l'ouvrage ont été préservées, afin de proposer un spectacle aujourd'hui remanié dans un format d'environ trois heures de musique. Pour le chef d'orchestre spécialisé en musique baroque, Il Giasone correspond au quatrième opus de la « série Cavalli » qui comprend à ce jour Elena créé au festival d'Aix-en-Provence en 2013, Eliogabalo vu à l'Opéra de Paris, et Erismena l'été dernier au festival d'Aix-en-Provence encore. Comme évoqué avec William Christie dans le premier volet de notre dossier sur l'orchestre baroque, l'instrumentation est laissée à l'imagination du chef qui choisit comme à Erismena deux voix de dessus, huit continuistes, deux flûtes qui se substituent régulièrement à deux cornets, et des percussions particulièrement riches ce soir grâce à l'expertise de . Qu'il est plaisant de voir les musiciens de La autant investis et imprégnés de l'œuvre qu'ils défendent : outre la qualité interprétative dans un rythme de climats effréné, plusieurs instrumentistes semblent fredonner les parties vocales lorsqu'ils n'interviennent pas, ou accompagnent la ligne mélodique par de discrets gestes de la main, signe évident d'une cohésion certaine entre la fosse et le plateau. La richesse des affects est menée d'une main de maître depuis le clavecin par le maestro al cembalo : cette juxtaposition singulière fonctionne autant dans les situations comiques que dans les instants plus poignants, souvent à la limite de l'excessivité sans pourtant jamais la dépasser (une force dans ce type d'ouvrage !).

Ce savant dosage se retrouve dans la mise en scène pleine de folie de , marquée par une scénographie typiquement baroque, jouissive dans cet écrin qu'est l'Opéra Royal (le premier tableau composé de nuages en bois peints et de rochers en carton-pâte est particulièrement d'un bel effet alors que la machinerie de la tempête est bien caractéristique de l'époque), celle-ci se ponctuant régulièrement d'anachronismes amusants et de bon ton pour retranscrire l'humour du livret (comme le Cupidon grassouillet qui prend un selfie devant son nuage), la dimension charnelle voire sexuelle de certaines situations (directe avec les Argonautes, comique avec la nourrice lubrique Delfa), tout comme une certaine distance grâce à ce anti-héros qu'est Jason.


Dans le rôle-titre, se présente au public avec un air rêveur marqué par une technique impeccable et une belle finesse mélodique, le tout porté par une excellente diction. Les sons droits de sa voix solaire sans acidités se propagent à plaisir, agrémentés de trilles élégants, son incarnation délicate rendant ce personnage plus gauche qu'héroïque. Lors de son premier duo avec Medea, le contre-ténor porte avec ardeur le récitatif de Cavalli ici à son paroxysme, alors que sa voix se lie sans accroche à celle de sa conquête, dans un chant d'amour incandescent. Medea, incarnée par , manifeste un tempérament infernal lors de ces incantations où la mezzo scande des phrases régulières obsédantes, même si cette dernière convainc mieux dans sa volupté amoureuse lors de ses duos avec Giasone. Pour compléter le trio amoureux, la gracieuse , nouvelle venue dans cette production, caractérisée par une voix charnue et brillante, séduit dans le premier lamento d'Isifile, successions de cantilènes aussi expressives et variées l'une que l'autre, puis fait ensuite éclater son désespoir par une ligne de chant d'une poignante tristesse.

Le reste de la distribution complète à merveille ce trio haut en saveurs : les superbes couleurs de la voix de basse de (Ercole), la voix sonore de Raul Giménez quelque peu dépourvue de nuances (Egeo), l'engagement total de dans le rôle délicat du valet bègue (Démo), ou le tempérament éclatant de la séduisante (Alinda). En petit Cupidon joufflu – formidable costume d' (Amore) amuse sans détour, et n'oublie pas de délivrer malgré ses cocasseries des aigus cristallins, la seconde prestation comique marquante étant celle de en nourrice un brin nymphomane, rôle qui démontre une aisance scénique et vocale de l'artiste sans faille.

Le spectacle enchante le public qui ne manque pas de le faire savoir par des acclamations tonitruantes en fin de représentation.

Crédits photographiques : © GTG/ Magali Dougados

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