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Ariane à Naxos par Katie Mitchell à Aix, vie et transfiguration

La folle inventivité de cette Ariane à Naxos, son intelligence de chaque instant, sa classieuse beauté visuelle, ainsi que la perfection de sa distribution, nous ont, à une réserve près, enchanté. Avec cette ultime production issue de la résidence aixoise de la grande metteuse en scène anglaise, clôt en beauté une présence de douze années à la tête d'un des festivals les plus intéressants du monde.

Le sixième opéra de Richard Straussest un bijou. Il est aussi pain bénit pour un metteur en scène invité à questionner son art au fil d'une intrigue très preneuse de mise en abyme : théâtre dans le théâtre, théâtre avant le théâtre et même théâtre après le théâtre. En 1912, la première partie de la première version d'Ariane était un Bourgeois gentilhomme qui avait remplacé Lully par Strauss. L'insuccès conduisit le compositeur et son librettiste à remplacer, en 1916, la pièce de Molière par un Prologue qui, comme s'en inspirera, quelques années plus loin, le Britten de Let's make an opera, montre les préparatifs de l'opéra joué après l'entracte. Et, comme si cela ne suffisait pas, on superpose à ce dernier un divertissement comique destiné à maintenir en éveil l'intérêt d'un Mécène tout-puissant que la chose lyrique ne passionne qu'en tant que vecteur de visibilité sociale, et principalement préoccupé par la ponctualité d'un feu d'artifice censé clore la soirée.

À l'aune de ce fiévreux scherzo en musique qu'est le Prologue d'Ariane à Naxos, le lever de rideau indique que l'action a déjà commencé. Dans le très beau décor de Chloé Lamford (la coupe longitudinale de deux pièces contiguës séparées par un rideau coulissant), où joue en virtuose de la face (à l'adresse du vrai spectateur) et du profil (à celle du faux), s'activent avec vélocité tous les protagonistes : chanteurs, techniciens et domesticité désossant la pièce principale de ses lustres et de ses tableaux pour la réaménager en île déserte. Peu à peu, comme chez Strauss, les choses s'apaisent tandis que se noue le lien amoureux naissant entre le Compositeur (ici une compositrice, ce qui change la donne habituelle mais justifie avec une tranquille évidence l'improbable travesti du rôle) et une Zerbinette revenue des hommes. C'est inédit mais crédible et montre que a très bien lu une des plus belles phrases du livret d'Hofmannsthal : « La Musique est un art sublime qui concentre les plus folles audaces ». Quand le rideau tombe, on est impatient comme jamais de connaître la suite de ces enjeux subtilement mis en place par un art consommé de la direction d'acteurs.

Or, très inexplicablement, et ce sera notre seule réserve, les délaisse. Durant l'opéra, il ne se passera plus rien entre Zerbinette et la Compositrice, la metteuse en scène préférant se concentrer désormais sur cette Ariane triplement délaissée : sur une île déserte par Thésée, comme on le sait, mais également, on le réalise à Aix, par la plupart des metteurs en scène, souvent dépassés par le très long duo avec Bacchus (le programme rend compte des doutes de Strauss face au délire philosophique que lui proposait son librettiste) et même par plus d'un spectateur impatient d'entendre les onze minutes coloratures à venir de Zerbinette. Katie Mitchell fait accoucher Ariane au figuré (d'un vrai personnage) comme au propre : sur le Trio des Nymphes qui clament: « un beau miracle… un jeune Dieu », l'éplorée (son premier Ah! est vraiment le cri de la parturiente) met au monde sous nos yeux et assez logiquement (n'oublions pas que Thésée est « passé par là ») un enfant nommé Bacchus. Celui-ci redonne le goût de vivre à une Ariane tournant alors le dos à l'arsenal morbide proposé jusque là par le ténor, ici simple livreur du Magasin des suicides. Le plus surprenant est que cette Ariane à Naxos (Katie Mitchell en montre simultanément la scène, les spectateurs et la coulisse) parvient contre toute attente à susciter l'intérêt et l'émotion de ceux-là mêmes qui redoutaient tant de s'y ennuyer, qui, entre Prologue et Opéra, avaient esquissé un troublant glissement des genres en échangeant robe et costume : ce Mécène et sa femme, visiblement touchés au cœur devant ce bébé (qu'ils n'auront peut-être jamais ?). Il n'est guère que les rats divaguant dans leur demeure, au grand effroi de la troupe (effet récurrent hélas réservé aux spectateurs des premiers rangs), à rester insensibles à un scénario qui pourrait s'intituler Vie et Transfiguration !

Les costumes (la robe et les corsets lumineux de Zerbinette et de ses quatre amants), les lumières (le cadre de néons matérialisant l'île), les effets (la simplissime envolée de ballons au début du Lieben, Hassen d'Harlekin) sont superbes. Et quelle distribution magnifique ! Des rôles parlés au ton très juste, un Maître de musique et un Laquais (,  Sava Vemić) excellents diseurs, l'inénarrable Maître à danser sur talons aiguilles du remarquable , un excellent et très sexy Quatuor dell'Arte, un gracieux Trio de Nymphes, une emballante , compositeur straussien jusqu'au bout des notes, le Bacchus très humain d'. Au sommet, la subtile et ahurissante Zerbinette joliment mélancolique de (mais où est l'effort ?) impressionne autant que la jeune , issue de l'Académie d'Aix, dont les aigus radieux ne sont pas sans faire songer au roc que fut Birgit Nilsson. dirige avec la passion qui sied un plus rutilant qu'analytique.

Cette Ariane aussi étourdissante qu'émouvante, succédant, dans le parcours aixois de la metteuse en scène, à son sublime Pelléas, est un spectacle qui ne souffre pas la distraction, en ce qu'il propose autant qu'il exige. C'est à la fois son immense qualité et probablement son seul défaut. Citons pour conclure la dernière des phrases parlées supplémentaires dues à l'à propos de la plume de et échue au Mécène : « Nous avons tendance à penser que l'avenir de l'opéra prendra une toute autre direction. » Nous pensons quant à nous que ledit avenir dépendra de productions aussi fouillées et stimulantes que cette Ariane à Naxos montée à Aix-en-Provence à l'été 2018.

Crédits photographiques : © Pascal Victor – ArtComPress 

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