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Le Rake’s Progress de Stravinsky fait carrière à Nice

L'unique opéra de Stravinsky poursuit sa carrière scénique avec cette production qui, sans égaler les récentes réussites de Simon McBurney à Aix et de Lydia Steier à Bâle, affiche une belle séduction.

vient du théâtre où il a tout fait : acteur, auteur, metteur en scène, directeur artistique de sa compagnie Astrov. Pas du tout intimidé par l'opéra (il a déjà monté Pelléas, Fairy Queen et même une création lyrique d'après Koltès), il propose un Rake's Progress inventif et soigné. Avec l'aide inspirée de son décorateur, Mathias Baudry, il inscrit les huit gravures de William Hogarth qui ont guidé Stravinsky dans le décor unique d'un immense… tableau! Le décor constitué par ce cadre blanc signifiant cache un dispositif sophistiqué hérité des machines fascinantes de Pierre-André Weitz.

joue sur la profondeur, jusqu'à la butée d'un fond de scène clos par le soleil noir d'un pendule géant, ne s'arrêtant d'osciller qu'à de rares moments stratégiques, comme dans la Walkyrie de Chéreau. Les montants du tableau sont amovibles. Des différents plans ainsi créés, il fait surgir le bordel interlope savoureusement fantasmé de Mother Goose, le poétique appartement bleu nuit de Baba la Turque. Le tout, d'une beauté rehaussée de fréquentes sollicitations du jeu d'orgue, converge, après que le montant supérieur du tableau a coulissé au sol, vers son sommet esthétique : la terre battue d'un superbe cimetière fiché de croix rouges. Le montant inférieur ne sera pas en reste, qui creusera avec force fumigènes la tombe de Nick Shadow et de Tom Rakewell. La fin, parfaitement raccord avec la morale d'Auden quant aux dangers de l'oisiveté, voit Tom choir des bras d'Anne au même endroit et dans la même position que lors de sa sieste dans l'Éden initial du premier tableau, illustré par une reproduction géante d'Adam et Eve dans le jardin d'Éden de Rubens. Les pendrillons noirs circonscrivant ce cadre aux merveilles sur le tiers central du plateau se sont entre-temps écartés latéralement pour de multiples effets de distanciation : pendant que Nick manipule Tom, les techniciens manipulent décors et accessoires. nous montre l'équipe de l'Opéra de Nice au travail et même la fameuse table de maquillage aux ampoules chère à Olivier Py.

Chéreau, et surtout Py, sont les références aimées et à peine écrasantes de ce Rake's Progress où Jean de Pange fait parfois çà et là figure de bon élève. Sa direction d'acteurs, bourrée d'idées, est d'une poigne encore un peu lâche, notamment à l'adresse du chœur ou de la figuration (la belle image piétinée de cette statue au torse bleu sur fond blanc qui, une fois la pose prise, quitte le tableau des plus prosaïquement !) et l'on sent que les chanteurs ont dû s'en accommoder. Dommage quand l'on sait combien preneuses d'un cadre plus tenu sont des personnalités aussi fortes que , ou .

a le physique et la voix d'un Tom extrêmement convaincant. Il s'empare de ce rôle écrasant avec une agilité vocale, une variété de couleurs, une maîtrise de l'anglais qui l'autorisent déjà à affronter les chefs-d'œuvre de Britten. Même évidence avec , exquise Anne Trulove. surdimensionne Shadow en compensant un certain manque de mordant par un surcroît d'expressivité. , que l'on ne parvient à faire taire qu'en lui faisant manger sa propre barbe, ne fait qu'une bouchée de Baba, dont de Pange allège le versant monstre de foire au moyen d'une fluide et ample robe bleue. maîtrise parfaitement le rôle bref et délicat d'un Sellem aux aigus virevoltants. Le Trulove de appose tranquillement l'autorité du seul sceau anglais sur une production quasi-francophone. Il est beaucoup demandé scéniquement au Chœur de l'Opéra de Nice, notamment pour composer le bestiaire humain de Mother Goose, son engagement décalé s'avérant essentiel à l'aspect visuel.

, qui assure également la partie récitative du clavecin, dirige un probe , bien que l'on ne puisse s'empêcher de le rêver aussi analytique que ceux des grandes versions discographiques. Quelques faiblesses mises à part (la trompette qui défaille au moment d'introduire la très belle scène 2 de l'Acte II), il s'accorde globalement bien à la scène.

Après la morale de l'opéra, facétieusement chantée après les saluts, le metteur en scène, qui semble peiner à prendre congé de son spectacle, le prolonge alors de façon très touchante : derrière le tulle , il laisse voir longuement l'équipe s'embrasser et prendre congé, comme cela se pratique d'ordinaire à rideau fermé après les applaudissements du public. La Carrière du Libertin niçoise scrutée par Jean de Pange peut sans rougir s'ajouter à celle d'une œuvre qui a décidément bien de la chance.

Crédits photographiques © Dominique Jaussein

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