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Albert Roussel, pour un cent-cinquantième anniversaire de printemps

Au petit jeu des anniversaires musicaux, n'a pas de chance : il est né l'année de la mort d'Hector Berlioz, et est décédé en 1937 tout comme Ravel et quelques autres musiciens français… La concurrence en matière de médiatisation commémorative est féroce, même pour ce « professeur d'énergie » comme l'appelait Georges Auric !

Cette année 2019 est une belle occasion de (re)découvrir à la fois la biographie d'un personnage affable, courtois, profondément humaniste, attaché tant à une conception de la religion naturelle qu'aux racines profondes de toute culture, européenne ou orientale, professeur de contrepoint puis de composition recherché, attentif aux jeunes générations comme respectueux des aînés, et d'autre part une œuvre dont des pans entiers sont méconnus : la musique de chambre demeure peu explorée, l'œuvre pour piano négligée, et les œuvres scéniques, lyriques ou chorégraphiques presque oubliées, en dehors d'exécutions de concert du Festin de l'araignée et surtout de Bacchus et Ariane. Côté symphonique, la seule Troisième symphonie éclipse presque intégralement les trois autres, et parmi une production diversifiée de pages souvent courtes, c'est surtout la Suite en fa qui a les faveurs des programmateurs. Les œuvres nécessitant solistes et chœurs telles qu'Évocations opus 15 ou le Psaume 80 opus 37 sont rarissimes au concert. Espérons que 2019 marquera donc enfin la réhabilitation et la redécouverte de l'essentiel de la souvent merveilleuse production roussélienne, ce grand « compositeur français, le plus important de l'entre-deux-guerres » tel que l'estimait .

Une jeunesse orpheline : naissance d'une double vocation

Fils unique d'une riche famille d'industriels du textile et de la tapisserie de luxe, naît le 5 avril 1869 à Tourcoing. Orphelin de père et de mère à huit ans, le petit garçon de santé fragile est recueilli par la famille paternelle, le grand-père, puis l'oncle qui assurera l'essentiel d'une éducation traditionnelle dans la foi catholique. Le compositeur, sans en renier les fondements culturels, s'en détournera à l'âge adulte pour une conception religieuse plus « naturelle » et une conception métaphysique proche d'un universel agnosticisme. Lors de vacances estivales sur les plages de Heist, le jeune garçon ressent face à l'infinitude de l'horizon « l'invincible attirance de la mer ». Parallèlement, il avoue « ressentir aussi un penchant naturel puis un goût marqué pour la musique, mais ne la cultive d'abord qu'en simple amateur » (entretien avec Albert Laurent, guide du concert du 12 octobre 1928).

Le jeune adolescent idéaliste se destine initialement à une carrière d'officier de marine. Pour préparer son admission à l'École navale, il est envoyé à Paris où il est interne au Collège Stanislas. Dans ce cadre, lors de cours facultatifs de musique, il reçoit l'enseignement de Jules Stolz, organiste formé à la dure discipline de l'école Niedermeier, et a ainsi la révélation des grands classiques. Ilest reçu ensuite à l'École navale de Brest où il passe deux années d'instructions moroses, puis est embarqué à vingt ans comme aspirant sur l'Iphigénie pour un périple méditerranéen.

La découverte d'autres cultures et des civilisations antiques le marque profondément et aura esthétiquement son importance à trente ans de distance. Au fil des missions successives sur d'autres navires, il réussit à faire embarquer un piano et peut ainsi accompagner les offices religieux, tester ses acquis musicaux d'autodidacte, et commettre ses premiers essais compositionnels demeurés inédits. Une ultime et catastrophique mission à bord du Styx vers la Cochinchine en 1894 s'avère décisive. Cette interminable traversée lui permet tout de même de goûter une première fois aux charmes de l'Orient, mais vu sa santé chancelante, à son retour, il sollicite un congé, puis démissionne et se consacre désormais à la musique.


, directeur du conservatoire de Roubaix et futur grand-père d', le prend sous son aile protectrice et lui dispense de précieuses leçons d'harmonie, puis l'invite à monter à Paris pour y recevoir sur recommandation une solide formation en privé auprès d', organiste à Saint-Augustin. Roussel apprend de ce dernier la rigueur du contrepoint, de la fugue et les exigences premières de la composition. Il publie au terme de ces années d'apprentissage, à presque bientôt trente ans, son officiel opus 1 Des heures passent, soit quatre miniatures pour piano inspirées par la poésie d'Armand Silvestre, héritières d'un franckisme mâtiné de quelques hardiesses harmoniques ou rythmiques, affichant à défaut d'une profonde originalité tantôt un authentique tempérament avec les heures « tragiques » (n°3), tantôt une maîtrise incontestable du contrepoint (n°4, Champêtres).

À la Schola Cantorum : dans l'ombre de

Cette même année 1898 est marquée par deux événements capitaux. Le 28 novembre, il rencontre la muse de sa vie, Blanche Preisach, dite « Fratze » (surnom familial affectueux qui signifie frimousse), issue d'un milieu ouvrier. Même si la famille bourgeoise s'oppose à cet amour réciproque, les amants finiront par s'épouser neuf ans plus tard. « Ma vie musicale a commencé avec toi ma chérie… je réfléchis à tout ce que ma musique te doit à cette atmosphère de calme et de chaude tendresse dont tu as su m'entourer », lui confie-t-il dans un déchirant courrier envoyé durant la Grande Guerre.

Parallèlement, est présenté à l'issue d'un concert parisien à , un des « patrons » de la toute neuve Schola cantorum. Roussel a dépassé l'âge limite pour pouvoir entrer au Conservatoire, mais est vite admis au sein de l'institution concurrente. La discipline de fer enseignée par Gigout fait mouche. Des années plus tard et non sans quelque malice, Roussel confiera à Roland-Manuel : « je savais l'écriture en entrant à la Schola. Ce que j'y ai appris c'est l'orchestration ». C'est aussi l'occasion de nombreuses rencontres et la naissance de solides amitiés avec Louis Laloy, ou .

Le compositeur se double dès ses premiers essais « scholastiques » d'un impitoyable auto-censeur, sacrifiant sans pitié certaines œuvres : un quintette pour cor et cordes, une académique sonate pour violon et piano – différente donc de la première officielle opus 11 – et l'esquisse symphonique Vendanges pourtant vantée par . Mais, parfois, Roussel exploite à grande échelle les idées mélodiques ou harmoniques issues des devoirs d'écriture pour la Schola : ainsi voit le jour le long Trio à clavier en mi bémol opus 2 aux principes cycliques un peu poussifs, et un brin décevant eu égard à ses premières mesures très « aquatiques ».

Notre jeune compositeur s'affranchit de l'influence d'indyste pour vite devenir lui-même, en tâtant à l'occasion du « debussysme » ambiant : son harmonie progressivement se libère, l'inspiration mélodique s'étoffe. Ainsi ce Jardin mouillé, troisième des mélodies de l'opus 3 sur un poème d'Henri de Régnier, figure une délicate évocation du spleen par le continuum staccato de l'accompagnement au piano : imitations des gouttelettes ruisselantes dans la proximité stylistique des Jardins sous la pluie, exactement contemporains, ou les Jeux d'eau ravéliens de peu antérieurs.

Premier essai orchestral reconnu, Résurrection, prélude symphonique opus 4 (1904) d'après le roman de Tolstoï, se place dans la filiation de l'intermède symphonique Rédemption de , mais frappe par les teintes orchestrales sombres, loin de toute séduction sonore immédiate. L'œuvre gagne ainsi lentement la lumière salvatrice, celle du choral pascal final. En total contraste, le Divertissement pour quintette à vents et piano opus 6 de deux ans postérieurs, avec sa brièveté coruscante, son irrésistible élan rythmique, le naturel de ses enchaînements, ou son humour goguenard, semble annoncer l'insolence du groupe des six que Roussel admirera sans réserve, en particulier le Sextuor pour la même formation de . Parallèlement à ses débuts de compositeur, Roussel devient à son tour enseignant et professe son cher contrepoint à la Schola. Parmi ses nombreux élèves citons , , particulièrement appliqué, ou Edgar Varèse, élève persifleur mais surdoué.

Crédits photographiques : Albert Roussel en 1936 dans son appartement parisien du square Fauré © Parisienne de photographie ; Albert Roussel, Georges Blanchon et Gabriel Grovlez sur le pont du Melpomène en 1892 © Image libre de droit ; Blanche Preisach à 25 ans © Centre international Albert Roussel

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