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Une belle Carmen de salon à l’Opéra Bastille

Carmen fait partie de ces œuvres qui exigent des caractères, des tempéraments, une incarnation. En 2017 nous avions pu constater ces qualités chez un Roberto Alagna pourtant affaibli par une bronchite. Ce soir, et dont on connait les immenses qualités, sont réunis. Mais le beau chant suffit-il pour faire une Carmen mémorable ?

On ne reviendra pas sur la mise en scène de déjà souvent chroniquée et qui met l'acteur au centre du dispositif et le laisse s'épuiser de joutes en combats jusqu'au final tragique où Carmen se révèle finalement être davantage le taureau que le torero. Fiévreuse, hyper sexuée, racoleuse parfois, cette mise en scène se révèle éprouvante pour les chanteurs au service d'une illustration pertinente de la condition féminine à la fin de l'ère franquiste, période où les femmes étaient en quête d'appropriation de leur corps, mais demeuraient la propriété des hommes.

Mais, pour que ce dispositif fonctionne, il faut un orchestre sous tension et des chanteurs/acteurs qui dominent leur rôle pour pouvoir lâcher prise et s'emparer de l'espace scénique. Malheureusement, ce n'est pas toujours le cas ce soir.

Commençons donc d'abord par la direction un peu étrange de . On est d'abord surpris par ses variations de tempi passant d'un prélude pris au pas de charge à des scènes dramatiques mollassonnes sans que l'on saisisse l'effet voulu par ce contraste. On est aussi souvent subjugué par la beauté des accompagnements, notamment pour le grand air de Micaela, par la poésie du prélude du III et par le raffinement et l'ampleur des phrases. Le problème c'est qu'aucune tension ne nait dans cette succession de morceaux, certes magnifiques mais sans nerfs. Faute de cohérence d'ensemble, la scène finale, point d'acmé de l'œuvre, tombe complètement à plat.


Les premiers rôles sont au diapason de cette direction. Nous ne dirons jamais assez l'admiration que nous portons au superbe mezzo d'. Ampleur, beauté du timbre, profondeur abyssale des graves, nuances extrêmes, raffinements, etc. Bref, tout ce qui fait d'elle une immense Dalila. Mais est-ce une Carmen ? Précautionneuse sur la prosodie très complexe du rôle, elle n'est pas toujours compréhensible et manque de naturel. Attentive au texte, elle nuance à l'extrême – même dans la Habanera qu'on semble redécouvrir -, varie les intonations mais là encore, la sensualité mortifère qui s'en dégage semble bien intellectualisée et distanciée comme si cette Carmen était d'emblée lasse de vivre alors qu'elle ne parle que de vie et de liberté. Alors évidemment, peut-on se plaindre que la mariée est trop belle ? Non, car on assiste tout au long de la soirée à une leçon de chant impériale, mais…

Même constat avec le Don José de dont on ne sait ce qu'il faut admirer le plus. Une superbe voix limpide, homogène et bien conduite, une diction et une émission irréprochables. Rien ne manque quant à la partition et surtout pas dans le redoutable « La fleur que tu m'avais jetée » rarement entendue dans un aussi beau chant et qui se termine sur un « j'étais une chose à toi » dans un diminuendo stupéfiant. Seulement où est Don José ? Où sont ses blessures, où est sa fougue, son impulsivité. Où est le désespoir dans ses ultimes tentatives de ramener Carmen à lui ? C'est beau, très beau même, mais…

Face à eux, ne propose qu'un portrait standard de Micaela, éternelle oie blanche. Assez neutre à l'acte I, son « Je dis que rien ne m'épouvante » admirablement accompagné par la fosse, est l'un des rares moments de simple émotion de la soirée grâce à de belles colorations, à une voix assez homogène sur l'ensemble de la tessiture, à des aigus brillants parfaitement assumés mais surtout parce que l'on a le sentiment que la soprano joue son va-tout sur cette scène et c'est peut-être cela que l'on attendait.

Depuis les dernières représentations, semble avoir gagné en présence et son jeu semble plus investi. En outre son timbre noir, sa voix ample et son sublime legato donnent au final un Escamillo de grande classe.

Enfin, le chœur (celui des enfants notamment, précis et investi) et la distribution des seconds rôles reste toujours le point fort de ces dernières reprises avec notamment le charismatique Zuniga de , le puissant Moralès de et les pétillantes Frasquita et Mercédès de et .

Il existe des soirées où tout est réuni sur le papier mais où la mayonnaise ne prend malheureusement pas totalement. Cette Carmen reste somptueuse vocalement mais répond davantage à une esthétique de salon que de scène.

Crédits photographiques : © Vincent Pontet

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