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Pelléas par Tcherniakov : psychothérapie familiale

Star absolue du catalogue DVD, le metteur en scène voit son Pelléas et Mélisande pour Zürich visible par tous. Un suspense haletant à placer haut sur l'échelle Tcherniakov.

Nouveau coup dur pour les thuriféraires de l'opacité maeterlinckienne. Dans le droit fil de la vision de Barrie Kosky à Berlin (et à l'Opéra du Rhin la saison dernière), celle de est de type chirurgical. C'est à une psychothérapie que le psychiatre Golaud convie Mélisande à la Scène 1, que le psychiatre Tcherniakov convie sur toutes les autres les membres de la famille Arkel, très certainement la famille la plus dysfonctionnelle de l'opéra français. Une famille elle-même spécialiste de la chose puisque chacun de ses membres s'adonne à la discipline (Yniold fait ses gammes de futur psy avec la tête de son père sur « Oh cette pierre est lourde »). Les zones d'ombre chères aux amoureux de Pelléas resteront cependant nombreuses (l'œuvre est si riche) dans la riche demeure contemporaine de ces spécialistes de l'âme qui comporte, outre une véranda ouverte sur la Nature, un cabinet d'analyste, une antichambre et une chambre d'observation des patients visible sur un écran de vidéo-surveillance. Golaud ne faillit pas à la malédiction familiale de la transgression, en thérapeute qui tombe amoureux de sa patiente (très crédible en clone de la Lisbeth Salander dans le premier tome de la Saga Millenium:  Les hommes qui n'aimaient pas les femmes.)

Tcherniakov est épaulé par la radiographie orchestrale d'. Subtile et mystérieuse sur le versant ombreux de l'oeuvre, la direction du chef, sait se faire particulièrement inquiétante aux moments des rares climax. En osmose avec le plateau, il dirige au cordeau le charme toujours disponible et caméléonesque de . Ce Pelléas récurrent de 2010 (Lehnhoff, DVD Arthaus) à aujourd'hui (Kosky), est spécialiste d'un rôle dont il maîtrise les contraintes (timbre, prononciation, juvénilité) et dont seul le duo du IV tente de briser la ligne. Sa Mélisande est inédite : bien que presque mezzo,  (Traviata déjà inhabituelle à Bâle en 2017) en dessine un portrait  profondément touchant, auquel on s'attache immédiatement. La voix de , ébène dont la ligne ne dévie jamais, est l'apanage d'un Golaud complexe, de surcroît aussi séduisant que son demi-frère, ce qui est assez rare. Une des plus présentes qu'on ait vue, la Geneviève ample et classieuse d' lit sa lettre avec une sérénité grave qui n'en rajoute jamais mais, dotée par Tcherniakov d'une opulente garde-robe, elle marque plus d'une scène de sa présence muette, agissante et signifiante. L'Arkel de , excellent acteur, a tendance à laisser blanchir sa noirceur vocale dans l'aigu tandis que l'Yniold garçon (ouf !) de , très sollicité lui aussi, au français brumeux, est le seul à détonner  au sein d'une famille de chanteurs qu'on croirait francophones.

Tcherniakov évacue brillamment forêt, château, grotte, fontaine, le décorum plus que centenaire de Pelléas devenant autant de métaphores psychanalytiques énoncées par des cerveaux abîmés. Le rire sinistre d'Arkel à l'annonce faite par Geneviève du mariage de Golaud en dehors de la famille, fait froid dans le dos. Les cinq actes se déroulent dans un décor unique, mais on ne s'ennuie jamais dans cet espace toujours redessiné par le jeu d'orgue (une mention à la lumière hivernale du dernier acte), par le suspense qui s'y installe, par quelques coups de théâtre bienvenus (l'apparition inédite du père de Pelléas sur les derniers accords de l'acte III) et par une dramaturgie au plus près des enjeux. La scène des souterrains devient un impossible plan à trois autour de la peur panique du sexe, le problématique berger le père manquant, Arkel un aïeul à la libido insidieuse. Golaud ne tue pas Pelléas lequel, surfant lui aussi brillamment (et assez malhonnêtement) sur la métaphore amoureuse, passe son temps à se fuir, et donc à fuir une Mélisande qui ne meurt sous les coups de personne, mais tout simplement de « cette petite blessure » qu'est le manque d'amour. Les noirs qui s'abattent sur chaque tableau, d'élégants costumes renouvelés pour tous à chaque apparition, sont les auxiliaires de premier ordre d'une remarquable gestion du temps qui passe dans un scénario sous haute tension qui s'ouvre et se referme sur… un repas de famille !

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