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Lars Vogt, visionnaire et innovant dans le premier concerto pour piano de Brahms

Avec ces visions originales mais très réfléchies des quatre Ballades opus 10 et surtout du Premier concerto pour piano opus 15 de , donné ici avec un Royal Nothern Sinfonia très impliqué, renouvelle notre écoute dans ces œuvres. 

fêtera son demi-siècle cette année, mais depuis trente ans et son deuxième prix au Concours de Leeds 1990, il occupe le devant de la scène musicale internationale. Infatigable et subtil musicien, actif sous de nombreux fronts : soliste et récitaliste apprécié, chambriste patenté, partenaire habituel entre autres de la fratrie Tetzlaff, pédagogue recherché, fondateur du festival des Spannungen de Heimbach, il est aussi depuis 2015 directeur du Royal Nothern Sinfonia basé à Gateshead, près de Newcastle, seul orchestre de chambre permanent anglais en dehors de Londres.Il prendra les mêmes fonctions au premier juillet prochain pour un mandat de trois ans à la tête de l'Orchestre de chambre de Paris.

Pour Ondine, son actuel label contractuel, en tant que chef/pianiste, et en collaboration avec la phalange anglaise dont il est responsable, il a déjà gravé une très intéressante intégrale des concerti pour piano – complétée par le Triple concerto ! – et orchestre de Beethoven et livre, aujourd'hui, et sauf erreur, pour la première fois au disque, sa vision – le mot n'est pas trop fort – de l'essentiel opus 15 de Brahms, complété par une version altière, dramatique et décantée des quatre Ballades opus 10.

Il est rare de voir un soliste conduire un concerto de Brahms depuis le clavier. Brahms lui-même au piano pour la double création de l'œuvre, en confia la direction à l'ami et bienfaiteur Joachim à Hanovre, et au désastreux Rietz à Leipzig. Il ne faut pas, pour autant, croire l'orchestre livré à lui-même au fil du présent enregistrement. a une vision précise de l'œuvre et force l'admiration par sa direction impliquée et vivante, l'essentiel konzertmeister , auquel il est rendu un vibrant hommage dans le texte du livret, a sans doute également bien cornaqué la surprenante phalange locale.

Des effectifs plus réduits redéfinissent la balance orchestrale, avec un tapis de cordes moins diapré ou envahissant, des vents plus saillants, des timbales plus percutantes. Il ne s'agit pourtant pas ici de dégraisser « pour la forme » le discours, ou de réduire la partition à son squelette (telles certaines intégrales chambristes des symphonies signées Berglund, chez Ondine, ou Manze, chez CPO), mais de redéfinir les rapports du soliste avec l'orchestre, non plus dans une logique de lutte ou d'opposition, mais d'intégration et concertation selon le principe de l'égrégore.

Toutefois, avec une énergie vitale brute, quasi minérale, la vaste introduction orchestrale du Maestoso initial résonne telle une déclaration d'orage ou un avis de tempête, avec la force du désespoir digne des plus grandes versions « symphoniques » (Gilels/Jochum chez DG, Katchen/Monteux chez Decca, Arrau/ Giulini chez EMI/Warner ou Fleisher/Szell chez CBS/Sony), et, dans la même veine, le Final libératoire, comme rarement, s'avère un retour ici-bas, à la fois désespéré et salutaire.

Par ailleurs, les nombreuses interventions solistes à l'orchestre auront été rarement mises à ce point en exergue au fil de l'œuvre (comme le cor, lors du premier mouvement) dans un souci de dialogue quasi chambriste.

Le sublime mouvement lent, donné avec une rare élévation spirituelle, malgré un tempo très allant, est finement ouvragé dans sa vaste architecture en arche, avec un large éventail de dynamiques depuis les pianissimi impalpables – à 3:35 – aux vrais fortissimi de sa péroraison.

Vogt, en parfait soliste, assume un Brahms très libre, varié dans ses couleurs et ses nuances, finement articulé (une main gauche impériale dès la première intervention) et équilibré dans ses plans sonores. Certes, certains préféreront peut-être une version plus droite et rectiligne, loin de ces tempi légèrement fluctuants ou de cette agogique repensée, surtout dans le Maestoso initial, par moment très aventureux. Mais, par delà un rubato d'une grande plastique et une réalisation technique impeccable, soulignons avant tout l'immanence tragique et l'infinie tristesse qui irradient cette superbe interprétation. Le pianiste et chef allemand renouvelle notre écoute de l'œuvre par cette approche tantôt puissante, tantôt ouvertement chambriste, en en assumant – par ce recours à un orchestre moins fourni –, un des paradoxes premiers, souligné autrefois par un , dans un texte fameux : « couler la nouveauté indiscutable du langage, lorgnant comme rarement chez Johannes, vers les chemins de la Nouvelle Musique allemande, dans les outres anciennes des formes classiques, dûment assumées ».

Lars Vogt avait déjà enregistré les Ballades opus 10 voici une vingtaine d'années en complément d'une belle version de la Sonate pour piano n° 3 op. 5 (EMI/Warner 1998, à rééditer). Sa vision a gagné en liberté agogique et en expression dramatique. Rarement la première plage (inspirée de la ballade écossaise « Edward », dialogue d'un fils et d'une mère au sujet d'un terrible parricide) aura-t-elle semblé éclairée d'une telle prescience quasi opératique. Mais ces mêmes oppositions organiques entre ombres désolées et lumière cristalline irradieront tout le cycle. C'est aussi un incroyable travail d'articulation et de différenciation des registres médians – on pense ici à l'héritage actualisé d'un – qui assureront à la quatrième Ballade sa lente mais inéluctable progression vers la lumière, guidée avec une tendre sagesse vers sa conclusion simple et résignée, pour ponctuer en beauté ce maître-disque.

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