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Le legs Universal de Charles Munch dans un coffret

Le label Eloquence sort des archives d'Universal les enregistrements de .

S'étant perfectionné comme premier violon solo au sein de l'Orchestre du Gewandhaus de Leipzig sous la baguette de Wilhelm Furtwängler et Bruno Walter, de 1925 à 1932, devint chef d'orchestre en 1932 ; d'abord en Europe, puis – de 1949 à 1962 – aux États-Unis comme directeur de l'Orchestre symphonique de Boston, par la suite de nouveau sur le Vieux Continent. Les gravures réunies ici couvrent les années de son activité européenne : 1938-1949 et 1965-1967. Avec une exception, l'enregistrement de la Symphonie n° 3 d'Henry Barraud et de la Suite de ballet n° 2 de Bacchus et Ariane d', datant du 10 décembre 1961, lorsque Munch prit la tête de l'Orchestre national de la Radio-télévision française afin de réaliser un 33 tours pour Véga.

Déjà le coffret sorti en 2018 par Warner Classics renfermait une partie importante du legs européen de , comprenant les disques signés par celui-ci pour Gramophone, Pathé, Columbia, La Voix de son maître et Erato. Dans cette nouvelle parution, nous avons des albums édités initialement par les labels dont le fonds appartient aujourd'hui à Universal : Decca, L'Oiseau-Lyre, Deutsche Grammophon, Philips, Polydor et Véga.

Notre attention est portée sur la présence du répertoire français. La Suite de ballet n° 2 de Bacchus et Ariane d' obtient sous la direction de Munch une interprétation de référence, intense et ivre d'ardeur, expressivement plus folle et plus vertigineuse que celle gravée par le même artiste pour RCA en octobre 1952/mars 1953. On la range à côté de celle proposée en public au Carnegie Hall le 28 mars 1954, parue chez Music & Arts, plus flamboyante encore, mais souffrant d'une sonorité sèche et aiguisée. Par ailleurs, de Roussel, nous avons ici des pages absentes dans les coffrets RCA et Warner Classics : la Petite suite op. 39 et Le Festin de l'araignée, fragments symphoniques op. 17, données respectivement avec l' et le . Munch comme peu de chefs sait tirer de ces musiques tant d'ambiances et de couleurs, oscillant entre mélancolie et ravissement, inquiétude et sérénité.

Évoquons également parmi les compositeurs de prédilection de Munch. Toutes ses œuvres contenues dans l'édition d'Eloquence ont été enregistrées par le chef aussi pour RCA, qui offre une qualité de la prise de son généralement supérieure par rapport à celle dont bénéficient les réalisations Decca, Philips et Deutsche Grammophon. Pour Decca, Munch a gravé, entre 1946 et 1949, l'Ouverture de Benvenuto Cellini, une sélection de Scènes de Roméo et Juliette, la Chasse royale et orage extraite des Troyens et l'Ouverture du Corsaire. Parus d'abord sous forme de 78 tours à la sonorité assez étouffée, ces captations ne permettent pas d'apprécier pleinement les qualités de l'. Pour Philips en 1966, la Symphonie fantastique op. 14 bénéficie de la stéréophonie, mais voit son exécution gâchée par une réverbération excessive, avec un Orchestre de la Radio et de la Télévision hongroise qui n'est pas au même niveau que l', avec lequel Munch avait magistralement interprété cette composition en 1949 pour Columbia. Cette lecture reste cependant séduisante par ses atmosphères idylliques et mystérieuses à la fois, comme tirées d'un rêve. En ce qui concerne Deutsche Grammophon, nous voici face à la toute dernière réalisation discographique de Charles Munch, du 6-8 juillet 1967 : le Requiem op. 5. Le chef avait gravé cette partition en avril 1959 pour RCA, mais il n'en était pas satisfait. De ces deux prestations, nous préférerons celle sortie par DG, fournie en compagnie du Chœur et de l', s'imprégnant d'un caractère plus contemplatif et bénéficiant d'une prise de son plus spacieuse. Dans le Sanctus (enregistré le 21 février 1968), est un soliste élégant et idéalement équilibré dans la conduite du propos, quoiqu'il se fasse accompagner par la bande pré-enregistrée.

Pour la musique de Ravel que Munch chérissait tant, on se délecte de la poésie contenue dans l'interprétation du Concerto pour la main gauche, avec Jacqueline Blancard au piano et l'Orchestre de la Société philharmonique de Paris, réalisée pour Polydor en janvier 1938. Moins d'un an et demi plus tard, en juin 1939, Munch aura dirigé cette partition avec l' et Alfred Cortot en soliste (coffret Warner), plus brillant que Blancard, encore que Munch lui-même semble se sentir plus en harmonie avec cette dernière. La finesse caractérise aussi la lecture du Concerto en sol captée en juin 1949, magnifiée par Nicole Henriot-Schweitzer et l'Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire, en symbiose avec la pianiste. Dix-neuf ans plus tard, Munch et Henriot-Schweitzer seront revenus à cette partition afin de la graver pour La Voix de son maître, mais cette deuxième version n'a plus la distinction ni l'acuité qui anime la première. Chez Eloquence, les Ravel se voient complétés par les deux Suites de Daphnis et Chloé et Boléro, enregistrés en octobre 1946 avec la participation de l'Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire. Les Suites de Daphnis et Chloé, à la fois énigmatiques et tendues, sont traversées par un esprit sombre, séduisant par une ambiance féerique imperceptible ailleurs dans la discographie.

Prêtons maintenant attention aux interprétations des œuvres de Bizet et d'Offenbach, importantes car absentes des parutions RCA et Warner Classics. Pour le premier compositeur, si l'exécution de la Symphonie en ut majeur donnée en 1947 avec le London Philharmonic Orchestra, nous paraît un brin trop légère, celle de la Suite de Carmen proposée vingt ans plus tard par le , s'avère par moments trop peu dynamique, empreinte d'une bonne dose de brio mais pas de ferveur. Pour la Gaîté parisienne de dans l'arrangement de Manuel Rosenthal, jouée toujours avec le , nous avons affaire à une prestation mettant l'accent sur la vivacité des rythmes, quoique ternie par l'acidité de la prise de son, assez décevante pour une gravure Decca de 1965.

N'oublions pas que Charles Munch fut d'ascendance germanique, et que le legs des compositeurs d'outre-Rhin faisait partie de son intérêt. Sous sa baguette, la Symphonie n° 4 de Schumann donnée en 1947 avec London Philharmonic Orchestra, est fougueuse et chaleureuse, encore que menée par instants dans un tempo trop rapide, ne permettant pas de savourer toute la grandeur métaphysique de cette œuvre, notamment dans ses premier et dernier mouvements. Pour le Concerto pour violon de Brahms, la lecture proposée en 1948 est au rendez-vous de la transparence des textures, de l'éloquence et d'un raffinement souligné par les couleurs lumineuses de l' comme par l'expressivité tantôt intime, tantôt virtuose du soliste , moins profond que Menuhin mais foncièrement émouvant. Sa mort à l'âge de trente-trois ans, en 1953, lors d'un accident de voiture au Nouveau-Mexique fut une grande perte.

Concernant la musique russe, le ravissement vient avec la Symphonie n° 1 de Sergueï Prokofiev, jouée par l'Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire avec humour et énergie. Cet enregistrement du 4 octobre 1947 est unique par le simple fait que Munch n'avait pas abordé ni n'aura plus jamais revisité ces pages au studio. En mai 1948, le chef et la même phalange parisienne s'installent à la Maison de la Mutualité, cette fois pour interpréter la Symphonie n° 6 de d'une manière favorisant les contrastes de tempo et de dynamique, qui font ressortir le lyrisme flamboyant mais aussi l'impétuosité de cette composition. Une lecture de bout en bout inspirée, tour à tour touchante et dionysiaque. Une très belle réussite !

Cet album d'Eloquence, dont le contenu est soigneusement repiqué depuis les meilleures sources disponibles par et Chris Bernauer, ne devrait pas échapper aux amoureux de la direction de Charles Munch, particulièrement pour les œuvres absentes des coffrets RCA et Warner Classics.

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