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Barrie Kosky à Aix-en-Provence : mon ami Falstaff

Cette année à Aix-en-Provence, on avait bien besoin de se détendre un peu. Le Falstaff revu – et forcément corrigé – par est l'antidote providentielle des sombres Innocence, Tristan, Apocalypse Arabe et autres Cygnes noirs.


« C'est l'histoire d'un homme énorme dont on se moque deux heures durant. » Un peu court, comme résumé de Falstaff pour , dont on se doutait bien qu'il ne laisserait pas en l'état la réputation du dernier héros de Verdi. Le metteur en scène qui, à Bayreuth, a réhabilité pour longtemps celle de Beckmesser, opère de même avec le héros shakespearo-verdien (redisons combien Shakespeare, dès son Macbeth de jeunesse, a réussi à Verdi) et sa métamorphose du pancione est des plus inédites.

Le premier objectif était de faire voler en éclat l'écran de l'encombrante obésité du personnage le plus raillé du répertoire : ni Gargantua, ni Pantagruel, ni goinfre ordinaire ne faisant pas dans le détail culinaire, le Falstaff de Kosky est un épicurien amateur de plats fins qu'il tient à cuisiner lui-même, en direct, et dont les recettes sont énoncées « par le menu » en voix off entre les premiers tableaux. En terme de finesse, son esprit ne sera pas en reste : le Falstaff de Kosky est un homme qui professe du matin au soir un humour bienveillant sans réserve et sans censure (un credo toujours bon à entonner). Humour sur tout, sur tous, et, indicateur majeur de ce que doit être l'humour véritable : sur lui-même (il joue de sa calvitie via un savoureux jeu de perruques). « Le plus fin c'est l'homme qui rit jusqu'à la fin». Ses comportements envers les femmes ne sont ni ceux de l'odieux Baron Ochs ni ceux du pervers Don Giovanni. Le Falstaff de Kosky aime la vie et les gens. s'amuse avec lui mais ne se gausse jamais de lui. Il lui épargne même le « jeter de panier » dans la Tamise à l'Acte II. Falstaff (« l'homme que le compositeur aurait voulu être », dit le metteur en scène) est l'ami de Barrie Kosky. Et comme les amis de nos amis sont nos amis, Falstaff est notre ami.

Cette ligne dramaturgique, parfaitement tenue, est le point fort d'un spectacle qui a élu domicile dans le décor unique et signifiant (une constante chez Kosky) d'une sorte de « cafétéria du monde » (le metteur en scène pose au passage un regard ému sur les « petites gens » qui fréquentent cette Auberge de la Jarretière sans âge) dont le carrelage à l'ancienne aura le pouvoir de déteindre sur la tenue de ce héros à l'énergie débordante. Probablement un des plus basiques de Kosky, ce très spartiate environnement – dont seul un tiers du mur du fond changera le papier peint – meublé de quelques tables et de figurants défraîchis, invitera chez les Ford un « lit pâtissier » à la convivialité kitsch, avant de se vider totalement à Windsor. La direction d'acteurs (une fois encore la marque de fabrique de Kosky) est réglée au millimètre. Le metteur en scène, aussi discursif, aussi pressé que la partition au contraignant quasi-durchkomponiert, plaque l'oreille du spectateur sur la moindre pépite orchestrale, ambitionnant même de lui greffer plusieurs paires d'yeux œil lors de la mécanique horlogère des scènes d'ensemble. Cette démarche sans temps mort culmine dans la nudité d'un dernier tableau dont le spectaculaire repose entièrement sur la subtilité d'un jeu d'orgues crépusculaire et l'utilisation détournée de masques sanitaires barbouillés pour le chœur. La fugue finale (« Le Monde est une farce ») se conclut par l'obscurité tombant comme un couperet sur l'apesanteur saisissante d'un bond général vers les cintres.

Si Kosky peut accrocher au tableau de ses nombreuses réussites ce pari novateur, il le doit en tout premier lieu à , Falstaff dont le chant sans reproche est projeté par une aisance scénique confondante, une générosité allant jusqu'au don hilarant du côté pile de son anatomie. On découvre également la vis comica de : ne faisant qu'une bouchée de Ford, il (s') amuse beaucoup à jouer incognito les hidalgos gominés. Le trait est plus forcé encore pour les impeccables Gregory Bonafanti (Cajus), Rodolfe Briand (Bardolfo) et surtout pour le Pistola « hénaurme » d'. Kosky épargne également Quickly, bien secondé par le timbre anti-virago de (hier encore Didon chez Berlioz). Carmen Giannattasio pétille en Alice et donne un beau relief à Meg. Le couple d'amoureux est joliment croqué par le juvénile Fenton de et même sublimé par la Nanetta en tous points délicieuse de , brillante recrue de l'Académie qui partagera l'applaudimètre avec Purves.

Chœur et orchestre de l'Opéra de Lyon sont fidèles à leur excellente réputation. , ne laisse aucun répit à personne, accordé à Kosky comme à ce Verdi de 88 ans qui, au soir de sa vie, avec ses Maîtres-chanteurs à lui, parvenait enfin, après les avoir tant sollicités au cours de sa glorieuse carrière, à tuer dans l'œuf tout applaudissement intempestif en amont du dernier accord. Ultime victoire avant l'ultime baisser de rideau.

Crédits photographiques : © Monika Rittershaus

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