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Pleine lumière sur le festival Messiaen

Mission risquée pour l'orchestre Le Balcon et son chef qui se sont hissés à 2 400 mètres pour faire résonner en plein air et face au glacier de la Meije Et expecto resurrectionem mortuorum comme l'avait rêvé le compositeur de La Grave.

Renouvelant l'expérience de 2015 menée par Gaëtan Puaud, Bruno Messina a fédéré toutes les forces du festival ainsi qu'une équipe de techniciens, vidéastes et ingénieurs du son pour la journée événement de cette 23e édition du festival Messiaen : une estrade a été dressée en contrebas de la station du téléphérique et des câbles tirés pour assurer la sonorisation du lieu et la retransmission en direct du concert du Balcon sur la place du village ! Des masses de brouillard montent de la vallée ce samedi matin mais le temps reste sec durant la générale à laquelle l'auditeur prévenant aura pu assister. Trois pièces sont au programme : l'Appel interstellaire pour cor solo débutant la deuxième partie des Canyons aux étoiles, l'un des moments les plus marquants de l'œuvre où l'instrument se détache dans le silence sidéral. Quoi de plus exaltant pour notre corniste du Balcon qui devra, hélas, jouer la pièce sous une pluie battante ! À l'heure dite du concert, le soleil brille encore et durant les trois premiers mouvements d'Et expecto resurrectionem mortuorum, une pièce de 1965 commandée à Messiaen par le ministre de la Culture André Malraux pour honorer la mémoire des morts des deux guerres mondiales.

Très émouvantes et bien sonnantes sont ces mélodies à nu, hautbois, clarinette et flûte énonçant leur mélopée mystérieuse, tout comme ces percussions cuivrées, cencerros et gongs, égrenant le déçi-tâla simhavikrama (la force du lion) : « un rythme soigneusement choisi car dédié à Shiva, symbole de la mort », écrit Gaëtan Puaud dans l'ouvrage récent qu'il consacre à Messiaen aux éditions bleu nuit. La pluie malheureusement interrompt le concert au cours du quatrième mouvement. Nous n'entendrons pas Stèles, la pièce de pour deux grosses caisses qui complétait le programme ; mais tout a été capté et enregistré lors des répétitions et fera l'objet d'un film qui devrait intéresser les diffuseurs.

Stockhausen, Grisey et Messiaen

On retrouve Le Balcon le lendemain au « Dôme » du Monêtier-les-Bains dans un programme, ambitieux toujours, réunissant Stockhausen, Grisey et Messiaen. Rappelons que Le Balcon s'est donné pour mission de jouer l'intégrale de Licht de Stockhausen (sept opéras sur chaque jour de la semaine), une entreprise inédite qu'il compte bien mener à son terme à raison d'un opéra par an.

C'est une scène extraite du deuxième acte de Donnerstag aus Licht (Jeudi de lumière) qu'il nous propose en première partie de concert ; et plus précisément « le voyage de Michael autour de la terre » dont présente les sept étapes qui nous embarquent de Cologne jusqu'à Bali. Pas de texte en effet ; ce sont les instrumentistes qui incarnent ici les personnages (la trompette pour Michael, le trombone pour Lucifer, le cor de basset pour Mondeva, alias Eva, etc.). Il s'agit, pour Stockhausen (qui a fixé l'écriture mais aussi les costumes et les déplacements des instrumentistes) de « s'amuser avec les sons comme un enfant » ; et sans partition bien évidemment. Michael et ses nombreuses sourdines à la ceinture est épatant, aux prises avec le trombone et le tuba qui, bien que vaincu, continue à jouer en position couché. À l'aise également, les deux clarinettes (hirondelles) virevoltantes qui agacent Michael jusqu'à sa rencontre avec Mondeva… et le grand duo d'amour achevant le voyage. dirige du bas de la scène les musiciens du Balcon dont, malheureusement, aucun nom ne figure au programme.

Moins séduisante, la seconde partie du concert débute par Accords perdus pour deux cors de , une œuvre un rien expérimentale et peu convaincante du compositeur spectral en quête d'espaces microtonals qui met à l'épreuve, sinon en difficulté, les deux cornistes. Les couleurs de la Cité Céleste de Messiaen, pour piano et ensemble (vents, claviers et percussions métalliques) sont un vrai défi pour les jeunes instrumentistes (les étudiants de l'Institut d'Enseignement Supérieur de Musique d'Aix-en-Provence qui ont rejoint Le Balcon) approchant sans doute la partition depuis peu. La pièce enchaîne cinq parties précédées d'une citation tirée de l'Apocalypse. En position de soliste, le piano d'Alain Muller est réactif et joliment timbré. L'ensemble ne l'est pas moins, sous la direction énergique de Maxime Pascal, même si des problèmes d'équilibre sonore et de justesse restent encore à régler.

Les voix de la Meije

Rayonnante dans sa robe rouge façon péruvienne, la mezzo-soprano est au côté d' pour interpréter Harawi, chant d'amour et de mort (1946), la seule œuvre tragique de Messiaen composée, poèmes et musique, à une période des plus difficiles de son existence. Elle croise nombre d'influences, entre folklore andin qu'il découvre à l'époque et surréalisme qu'il admire. La voix longue et richement timbrée, sensuelle et volontiers théâtrale de la mezzo donne de la chair et des couleurs à ces évocations puissantes (Répétition planétaire du 6) que semble parfois traverser « le duende », cette transe d'envoûtement communiquée par la chanteuse au mitan de l'œuvre.

Plus sobre mais non moins présent et généreux, le piano d' sert une écriture très orchestrale et tout en contrastes, entre chants d'oiseaux, aplats de couleurs et séquences rythmiques flamboyantes. Il reste à souhaiter que cette interprétation dûment murie soit un jour enregistrée.

Si l'on compte peu de compositrices dans cette édition, elles sont du moins présentes – l'Allemande Birke Bertelsmeier, la Colombienne Violeta Cruz, l'Israélienne Sivan Eldar, la Française d'origine allemande et l'Allemande Iris Ter Schiphorst – aux côtés de sept compositeurs dans le très beau projet de courant autour de la Lettre à Élise de Beethoven. Quelle serait aujourd'hui votre « lettre à Élise » ? C'est la question posée par en 2020 (célébration oblige) à douze compositeurs et compositrices qui ont répondu par autant de pièces d'une dizaine de minutes, respectant, ou pas, la proposition originelle, sachant qu'ils avaient à leur disposition douze voix, un accordéon () et un piano (). La tournée de concert s'achève dans l'église de La Grave, un lieu que l'ensemble vocal marseillais fréquente depuis les débuts du festival.

Dans Appassionnato pour six voix d'hommes et piano, joue de manière humoristique avec une lettre de Beethoven adressée à Nikolaus Zmeskall von Domanowetz dont elle fait chanter les mots sur les thèmes de l' « Appassionnata ». Dans Once Loved, Sivan Eldar se contente de deux voix, soprano et baryton, qui s'immiscent dans la partie instrumentale de l'accordéon. Hors thématique, Benjamin Attahir s'appuie sur un poème de Lancelot Hamelin et se penche sur la question des migrants dans une pièce pour huit voix et accordéon, De nos rêves, privilégiant le parlé-chanté. Citons encore les partitions de Joan Magrané Figuera, Philippe Schoeller, Ivan Fedele, Oscar Strasnoy, Stanislav Makovsky ; celle d', Lettre à Elisa Fleury, pour douze voix, accordéon et piano, refermant le cycle, s'apparente au théâtre musical et fait éclater l'espace des voix avec vitalité et foisonnement sonore.

De l'onde Martenot à l'accordéon

Dans l'église de La Salle-les-Alpes, est à la console des ondes Martenot, un instrument cher à Messiaen dont la lutherie continue d'évoluer, nous explique l'ondiste. Il est enseigné au Conservatoire de Paris dont l'interprète est lauréate. Elle a mis à son programme deux pièces de Messiaen de 1938, deux Monodies où le compositeur explore les échelles en quarts de ton, un monde parallèle dont l'instrument électronique lui offre les possibilités d'accès. À l'affiche également, des pièces aussi rares qu'aventurières de John Cage (Variations II) et Sylvano Bussotti (Breve) révélant sur l'instrument des dimensions sonores et bruitistes insoupçonnées. Monodie VI pour un espace sacré d'Antoine Tisné est une musique intense et pénétrante qui fait écho à celle de Messiaen à qui le compositeur rend hommage.

Dans La Conquête de l'Antarctique (1982), Tristan Murail, ondiste lui-même, met l'instrument au service de ses recherches spectrales à travers une écriture fine autant que poétique sur les partiels du son et l'univers non-tempéré dont l'interprète fait admirablement ressortir l'aspect visionnaire. Musicienne accomplie et violoniste de formation, , qui pratique également l'improvisation sur son instrument, joue en bis la sarabande de la Partita n° 2 pour violon de Bach où s'exercent son sens du phrasé et de la poétique du son.

La botanique dialogue avec la musique lors des « Aubades au jardin du Lautaret », des concerts en matinée et en plein-air dans un décor idyllique auxquels nous convient les jeunes interprètes du Conservatoire de Paris, élèves ou diplômés du DAI (Diplôme d'Artiste Interprète). En passe de soutenir sa thèse de doctorat d'interprète au CNSM, l'accordéoniste , déjà cité, a concocté un programme sur mesure. Il débute par une improvisation sur un Gagaku, musique de cour japonaise méditative où l'accordéon déploie lentement le spectre sonore à la manière du shō, l'orgue à bouche et unique instrument polyphonique du Japon.

Deux courtes pièces du Játékok de Kurtag, transcrits pour l'accordéon, précèdent un extrait de Ritual III, une pièce de Daniel Alvarado Bonilla ; avant que l'interprète ne change d'instrument et de siège : un tabouret tournant est en effet exigé pour interpréter, sur le bandonéon cette fois, Pandorasbox, une scénette de théâtre musical écrite par Mauricio Kagel qui engage tout à la fois le geste, la voix et les muscles de l'interprète-comédien !

Le piano de Muraro

Il avait refermé l'édition 2019 avec le Catalogue d'oiseaux : le pianiste , fidèle d'entre les fidèles de La Grave, revient pour la clôture de cette 23e édition avec les Vingt regards sur l'Enfant-Jésus d' (1944), un cycle de deux heures de musique qu'il joue par cœur depuis de longues années et qu'il a gravé chez Accord ; c'est dire le niveau de profondeur atteint avec une œuvre qu'il a travaillée aux côtés du compositeur et surtout de son épouse Yvonne Loriod. Si l'intégrale du cycle donné en concert reste une gageure pour tous les pianistes, on sent une sérénité chez l'interprète, visiblement en très grande forme, qui nous transporte dès les premières mesures dans une autre sphère temporelle. On est ébloui par la liberté et l'énergie du geste, la profondeur de la résonance et la lumière qu'il tire des aigus du clavier, « cette atmosphère générale d'or et d'argent » recherchée par Messiaen (Regard 5) qu'instaure le jeu du pianiste : jubilation du son et de la répétition, temps longs de la résonance, contrastes abyssaux, transparence de la polyphonie et clarté de la combinatoire rythmique ; le piano de Muraro devient orchestre de couleurs, tout à la fois gong, tambour, carillon et chants d'oiseau, traversé d'un élan rarement égalé. C'était, dit-on, la dernière fois que le pianiste jouait le cycle en entier et en public… Ainsi la soirée restera-t-elle pour lui, comme pour nous, historique.

Crédit Photographique : Bruno Moussier

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