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À Salzbourg, le choc Don Giovanni

et construisent ensemble une lecture forte et exigeante au cœur du Don Giovanni de Mozart.

Après les trilogies Da Ponte exsangues signées successivement par Claus Guth (2006-2011), où seules les Noces avaient un intérêt, et Sven Eric Bechtolf (2013-2016), le Festival de Salzbourg avait bien besoin de remettre sur le métier le cœur de la production opératique de l'enfant du pays. Il ne pouvait pas le faire avec plus d'éclat que par ce Don Giovanni singulier et puissant, et on peut espérer qu'il restera longtemps présent au répertoire du festival. Plus que la distribution, ce sont les deux maîtres d'œuvre principaux du spectacle qui font naître cette réussite.

est la star mozartienne du festival depuis la première année de la direction de Markus Hinterhäuser en 2017, et une Clemenza di Tito qui avait ému le public salzbourgeois. Déjà connue par un enregistrement de 2015, son interprétation trouve tout son sens à la scène. Les tempi, bien sûr, ne sont ceux d'aucune tradition, et Currentzis n'entend pas en faire une vérité absolue ; la tendance générale est rapide, parfois un peu trop pour le bien des chanteurs, mais il sait aussi ralentir. Le récitatif d'Elvira In quagli eccessi est pris très lentement : ce n'est certes pas conforme à la partition, mais c'est juste émotionnellement, comme un gros plan qui révèle l'âme du personnage. Le travail de Currentzis ne se limite pas à des questions de tempo qu'on peut toujours contester à loisir : quoi de plus passionnant que cet art de creuser chaque phrase, de chercher une transparence parfaite qui révèle à chaque instant des détails dont on avait toujours su qu'ils étaient là mais jamais vraiment consciemment entendus ? Son extraordinaire orchestre, où de nombreux solistes internationaux viennent rejoindre une troupe majoritairement russe, permet toutes les audaces, ne recule devant aucun détail, et réagit au quart de tour aux moindres inflexions de la direction : les spectateurs auront du mal, après une telle performance, à retourner à la routine des grandes maisons d'opéra.

Profusion de symboles et vrai théâtre

Cette fois, ce n'est pas Peter Sellars qui est à ses côtés, mais , qui à son habitude signe aussi bien la mise en scène que les décors, costumes et lumières. Dès l'Ouverture, un bouc, une jeune fille nue : la scène mythologique, les symboles archaïques abondent chez Castellucci, et il présente à la fin de l'opéra les survivants comme les corps inertes des victimes de Pompei : des humains face à la catastrophe. Les symboles surabondent dans ce spectacle, mais il y une bonne nouvelle : contrairement à beaucoup d'autres de ses travaux (dont sa Salome salzbourgeoise), ils ne sont pas cette fois un frein au théâtre. La scène initiale, dans le silence (ou plutôt dans les commentaires intempestifs d'une partie du public), illustre la problématique religieuse dont il ne se défait pas : des ouvriers entrent dans une église pour en retirer tous les symboles religieux, statues, crucifix, tableaux.

Pour Castellucci, Don Giovanni est le diable, non pas le mal absolu, mais le double négatif de Dieu, celui qui vient détruire ce que son double a créé. Les réjouissances nuptiales de Zerlina et Masetto à l'acte I sont une sorte d'Arcadie, de paradis originel ; il suffit que Don Giovanni pénètre la scène pour que les invités recouvrent leurs blancs costumes d'un bleu et se retrouvent au travail. Les pommes deviennent alors produits de consommation alors qu'elles étaient jusque là symboles sensuels, pommes du paradis terrestre, pommes d'or des Hespérides. À la fin de l'acte I, la liberté invoquée par Don Giovanni n'est pas une promesse d'accomplissement individuel, c'est un appel au chaos. Castellucci mène la danse au gré des transformations du décor unique, souvent couvert par un voile qui l'abstrait, avec un sens du rythme épatant, une capacité à prendre chaque scène pour ce qu'elle est sans perdre la conception d'ensemble : le spectacle est extrêmement divertissant tout en prenant au sérieux chaque strate de cette œuvre si riche.

Au second acte, ce sont les femmes qui mènent la danse. Castellucci invite sur scène une bonne centaine de « femmes de Salzbourg », de tous âges et de toute origine, parfois victimes désignées du séducteur, mais de plus en plus muettes accusatrices d'un monde dont Don Giovanni est le révélateur. Le sacré revient bien à l'occasion, avec un crucifix inversé et noir, et plus encore avec la présence du commandeur indiquée par de simples lumières. Don Giovanni meurt seul en scène, séparé de son seul compagnon Leporello par un voile infranchissable : le destructeur lui-même finit par être dévoré par son œuvre, mais on ne saurait dire si c'est une bonne chose.

Quant aux chanteurs, leur grande qualité est leur intégration dans le double projet du chef et du metteur en scène. On aimerait un peu plus de chair et un peu plus de volume pour le rôle-titre (), et même pour en Leporello ; on aimerait surtout un autre Commandeur que le pâle , aussi loin des attentes qu'il y a quelques semaines en roi Marke à Munich. C'est à , en Ottavio nettement comique dans son désir vain de bien faire, qu'il revient de sauver l'honneur masculin dans cette distribution ; les dames, elles, sont tout de même plus satisfaisantes. est une habituée du travail avec Currentzis (elle a entre autres été sa Traviata), et cela s'entend, mais son Non mi dir chanté à la limite du souffle n'est pas très loin de la rupture. Beaucoup plus émouvante est en Elvira, dont Castellucci fait la représentante de l'ordre établi. La distribution est couronnée par une Zerlina rayonnante, aussi en voix qu'en verve scénique, : elle seule crée l'événement ici.

On aurait aimé une distribution plus brillante, c'est certain, mais l'opéra, ce ne sont pas d'abord les chanteurs : c'est d'abord l'œuvre, dont les chanteurs sont les serviteurs. Grâce à une mise en scène créatrice, riche et maîtrisée, grâce à un chef qui va au fond des choses, le festival de Salzbourg assume ici fièrement sa mission.

Crédits photographiques : © SF / Ruth Waltz (photo 1) ; Monika Rittershaus (photos 2 et 3).

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