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Rigoletto seul en scène à Montpellier

Après ses époustouflants Don Giovanni et Samson et Dalila, est invitée par Valérie Chevalier à sonder la psyché du bouffon verdien. Une radiographie vertigineuse, dont personne, spectateur compris, ne sort indemne.


« Laissez toute espérance, vous qui entrez à l'Opéra Berlioz », serait-on tenté de prévenir : l'espérance d'un parcours balisé autour de retrouvailles programmées avec des héros que vous croyiez bien connaître… Dans la tête de , tout se passe dans la tête du rôle-titre. Un des rôles les plus populaires autant que les plus ambigus du répertoire. Le spectacle pourrait s'intituler Dans la tête de Rigoletto. Fidèle au livret, le Rigoletto de est toujours un amuseur public. Mais nous sommes en 2021 : le Triboulet de Victor Hugo, comme son avatar lyrique, ne sont plus liés exclusivement à un homme politique. Rigoletto 2021 est un humoriste, un faiseur de one-man show, comme on dit en France : un stand-upper. « Peut-on rire de tout ? » s'interroge Catherine Clément à l'occasion d'un pertinent retour dans le programme. L'humour étant en principe l'arme de la bienveillance, un humoriste peut tout dire et Rigoletto va tout dire via des sketches inspirés de sa vie. Sauf qu'il s'en passe et s'en est passé de belles dans la tête de cette personnalité (dans tous les sens du terme) diffractée…

Le dispositif scénique, incluant la fosse, arbore deux niveaux : en deçà, proche du spectateur, le proscenium destiné au seul en scène avec micro et chaise haute surmontée d'un énigmatique crâne de rhinocéros ; au-delà, via un tournis de miroirs avec ou sans tain et de vidéos, l'arrière-plan illustratif de sketches racontés jusqu'à l'impudeur par l'« artiste » qu'adule une cohorte de fans (le chœur Opéra national Montpellier Occitanie, excellent), vêtue de maillots annonçant les dates de tournée du one-man show de leur idole intitulé La donna è mobile, et occupant les premiers rangs d'orchestre. Des sketches alignés par l'ordinaire d'un livret pratiquant la séquestration, le viol, le meurtre : le meurtre de la mère de Gilda (dont l'absence est enfin élucidée par la metteuse en scène), et bien sûr celui de Gilda, tuée par son propre père dès les premières mesures, et dont l'on découvrira la cache du cadavre sur les ultimes. Une Gilda qu'on ne verra donc (quasiment) jamais, au motif qu'elle est déjà morte, seulement ressuscitée dans les confessions à peine déguisées de l' « artiste » seul en scène ! Le spectacle pourrait aussi s'intituler À la recherche de Gilda. Rigoletto-Hyde est aussi Sparafucile-Jekyll, double maléfique d'un héros dont la virilité inquiète autant qu'inquiétante est symbolisée par sa bosse à lui : une corne de rhinocéros accusatrice déclinée partout et dans toutes les tailles. Épaulé de nécessaires distorsions didascaliques aux surtitres (église devient théâtre), le spectacle, d'abord d'une complexité inouïe, s'éclaire au fil d'un troisième acte magistralement conduit (un effet de morphing vidéo résume les différentes personnalités qui peuplent la tête de Rigoletto) jusqu'à une conclusion express dissipant tous les doutes.

L', sous l'autorité implacable de , colle à ce suspense hitchcockien (quelle magnifique accélération au moment de l'orage) et calque sa dynamique sur la force de conviction de la mise en scène : on commence par la fin, on s'interrompt si nécessaire, on s'excuse de cette « interruption du son » ou d'un « chanteur souffrant » au moyen des paillettes de cartons télévisuels. Une manière inhabituelle, mais très fouillée, de servir l'opéra, qui englobe également une mise sous le boisseau des ego. Surtout celui d'une Gilda à qui Marie-Eve Signeyrole a dû annoncer qu'on l'entendrait sans la voir, mais qui a dû réaliser assez vite que sa seule performance vocale prendrait contre toute attente une présence accrue : le spectateur-auditeur cherche effectivement vraiment deux heures trente durant d'où s'élève, du sein du vaste Corum, cette voix magnifique aux aigus troublants (celle de la jeune ) avant de se résoudre à comprendre qu'elle est d'outre-tombe. L'Agent de conserve quant à lui l'entregent du Duc : l'éclat barytonnant du ténor, comme sa prestance scénique, sont une manière d'idéal pour un spectacle où, à l'instar de la Maddalena très vamp de , la séduction gangrène tous les rapports. Tomasz Kumięga est un Monterone d'envergure. consent à se faire voler quelques phrases par Rigoletto, mais impose la sombre couleur d'un timbre en adéquation avec ce Sparafucile inédit. Parmi des comprimarii irréprochables (Jaka Mihelač, Jean-Philippe Elleouet Molina, ), et donnent un beau relief, lui à Borsa, elle à Giovanna, dont la présence en habilleuse de théâtre veillant sur sa star, prend une importance accrue. Le velours d' est un grand luxe pour l'épisodique Comtesse Ceprano, une des plus somptueuses entendues. Quant à l'impressionnant , en sus de devoir chanter (superbement) une partition difficile, il lui faut être crédible en imitateur : il double Sparafucile, le Duc, et même Gilda, dont, boucles aux oreilles, il « interprète » l'intégralité de Caro nome en playback ! Une vraie bête de scène. Un vrai one-man show.

« De l'audace encore de l'audace toujours de l'audace » serait réducteur pour décrire l'art et la manière de Marie-Ève Signeyrole. Ambitionnant de faire tout simplement plus ample connaissance avec Rigoletto, ce spectacle brillant, qu'on l'on aimerait revoir afin d'en vérifier la complexe mécanique, vaut à la metteuse en scène des salves de huées de la part de ceux qui, à l'Opéra Berlioz de Montpellier, n'ont pas consenti à « laisser ici toute espérance… »

Crédits photographiques: © Marc Ginot

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