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Le Nez à Bâle : poupées russes

À l'opposé de la glaciale version en noir et blanc de Serebrennikov à Munich, la lecture polychromatique d' embarque le spectateur dans un grand huit visuel, à exacte distance entre la satire grinçante de Gogol et le pamphlet existentiel de Chostakovitch.


Étonnant Nez ! Suivant à la lettre la farce éponyme de Gogol qu'il agrémente d'extraits des Ames mortes, de La Nuit de mai et de Tarass Boulba, le premier opéra (1928) d'un compositeur de 22 ans ne dépare pas dans le prestigieux aréopage lyrique d'un début de siècle qui venait d'accoucher de Wozzeck, Pelléas, Elektra et Turandot. Au-delà du premier interlude musical pour percussions, prophétisant Varèse, c'est un geste musical savant et accessible qui, pour raconter l'aventure cauchemardesque d'un homme qui se réveille un matin sans son nez (« Sans nez, l'homme n'est pas un homme », clame le tableau 8), met en branle un ahurissant kaléidoscope d'inventions musicales (de la polka à la fugue, de l'atonalité au folklore) à destination de tessitures le plus souvent haut perchées. D'abord fêté en un temps où la Russie révolutionnaire ne pouvait que se réjouir d'un libelle qui moquait en musique la bureaucratie policière des Tsars, Le Nez, qui évoque aussi la sexualité confisquée par le Pouvoir, fut interdit par la Russie stalinienne dès 1936, pile un siècle après la parution de la nouvelle gogolienne : une manière de bande-annonce du destin houleux du compositeur dans un pays dont il est un des plus grands compositeurs. Le Nez, qui ne refit surface en Russie qu'en 1974, grâce à la ténacité de Guennadi Rodjestvenki, voit l'évidence de son génie musical et de sa force décuplée par un aujourd'hui délétère : deux artistes du spectacle bâlois, après le triomphe du spectacle à l'applaudimètre, prennent le micro pour annoncer qu'une collecte de fonds pour l'Ukraine sera proposée à la sortie. chanteuse ukrainienne de la distribution adresse de vibrants remerciements à un public qui aura pris congé de la remarquable production d' avec de chaleureux rappels. Une production entre rire jaune et réflexion acérée sur la société des hommes, qui, dès la première image, montre un homme qui tremble.

Étonnante distribution ! Le Nez est aussi bref (1h45) que pléthorique en terme de solistes : à Bâle 32 chanteurs pour 54 rôles ! L'oppressante version policière de Serebrennikov les uniformisait, qui les costumait tous en policiers : plus ludique, celle de Fritsch les individualise. L'on est donc à même d'identifier, courant à la suite du Kowaljow percutant de , et chantant en allemand cet opéra russe : Jasmin Etezadzadeh, d'un impayable abattage à chacune de ses trois apparitions, dont une Marchande de bretzels déchaînée sur la ligne de crête d'une foule qui ne l'est pas moins ; Peter Tantsits, qui importe de Saint-Étienne l'ambitus joueur avec lequel il terrorisait déjà le héros de Point d'orgue : son Exempt de police désarticulé est en tous points jubilatoire ; les aigus d', environnée par un chœur grandiose, propulsent le superbe tableau de la cathédrale dans la stratosphère ; donne beaucoup de sa personne (six rôles à lui seul) dans une œuvre qui semble faite pour lui ; le barbier « wozzeckien » qui lance le spectacle bénéficie de la solide expérience scénique bâloise d' ; le triple travesti d' aligne les moments savoureux ; et sont kafkaïens au possible. Tous seraient bien sûr à citer, parfaits petits soldats de la machine chostakovienne tenue par à la tête d'un stupéfiant et parfaites marionnettes de la machine fritschienne.


Étonnante mise en scène ! Le Nez confirme les qualités d'Intermezzo que le metteur en scène allemand, venu du théâtre, avait mis en scène in loco en 2021. Des qualités qui s'apparentent à ce qu'il est d'ores et déjà convenu de nommer un style. De retour l'appétence pour la couleur (le jeu d'orgues est un personnage à lui seul), la fascination d'un décor unique (devant un cyclorama blanc destiné à être ripoliné aux couleurs de l'arc-en-ciel, un enfilage très « poupées russes » de sept cubes aux sept couleurs de…. l'arc-en-ciel), l'interaction plateau/fosse (c'est dans cette dernière que le nez sera in fine jeté), le refus de l'accessoire des accessoires. Dans Intermezzo, un abat-jour géant veillait sur les Strauss. Le Nez arbore une matriochka de cubes stylisant une ville recrachant et aspirant des habitants à demi-masqués. Posé sur tournette, le dispositif s'avance, recule, et les angles varient sous les lumières hypnotisantes de Roland Edrich. Les scènes de foule sont particulièrement impressionnantes dans ce microcosme esthétique que la direction d'acteurs, faisant feu du caractère immédiatement physique et pour tout dire assez irrésistible de cette musique, ne lâche jamais, jusqu'au bruit de bottes conclusif, encore plus terrifiant dans son rhabillage: une danse folklorique allant crescendo, d'une diabolique innocence. est un metteur en scène d'opéra à suivre.

Crédits photographiques: © Thomas Aurin

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